Chantal Akerman, cinéaste adulée par Gus Van Sant et Todd Haynes, revient sur Arte
La réalisatrice de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), qui s’est donné la mort le 5 octobre 2015 – avant que son dernier film No Home Movie ne sorte –, est célébrée cet automne dans une exposition inédite au Jeu de Paume, à Paris, ainsi qu’au cinéma et sur Arte, qui diffuse ses films.
par Chloé Sarraméa.
Sur Internet, les coffrets réunissant son œuvre complète sont introuvables. Peut-être parce que Chantal Akerman est une cinéaste confidentielle, underground, voir même, selon certains, une artiste “pour intellos”. Peut-être parce que ses films, pionniers, révolutionnaires et tout simplement magistraux sont les objets fétiches de tous les cinéphiles… C’est sûrement un peu des deux. Heureusement, plusieurs de ses films (notamment Je, tu, il, elle et Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles) sont désormais disponibles sur arte.tv.
Les films de Chantal Akerman célébrés au Jeu de Paume et sur Arte
Certains de ses films viennent également de ressortir dans les salles obscures et le centre d’art Jeu de Paume à Paris organise une exposition, jusqu’au 19 janvier 2025, intitulée “Chantal Akerman. Travelling”. Elle retrace le parcours de l’artiste à travers des installations et des archives inédites.
Adulée par Gus Van Sant et Todd Haynes (qui ont tous les deux affirmé avoir été influencés par son film le plus connu, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles) la réalisatrice qui s’est donné la mort en 2015 a commencé le cinéma 47 ans plus tôt, à 18 ans seulement, avec un court-métrage intitulé Saute ma ville (1968). Dans ce film tourné en 16 mm, rageur, incandescent et terriblement prémonitoire, elle se donnait déjà la mort, dans la peau d’une gamine qui se fait sauter la tête au-dessus d’une gazinière et détruit, au passage, sa ville entière.
Une cinéaste qui a inspiré Gus Van Sant et Todd Haynes
Plus tard, ses films s’adoucissent mais gardent toujours le sceau de la violence. Rescapée d’Auschwitz, la mère de Chantal Akerman – qu’elle a d’ailleurs filmée, mourante, dans son dernier film, No Home Movie (2015) – transmet à la fille la mémoire de la Shoah et, sans le vouloir, les stigmates de la douleur. Son œuvre transpire l’Histoire, raconte les rapports filiaux (trop) fusionnels, les relations amoureuses qui n’arrivent pas à l’être et les séparations difficiles.
Dans D’Est (1993), elle filme les derniers instants du bloc soviétique et le doute sur les visages des Allemands voyant s’effondrer le Mur de Berlin, dans News from Home (1977), un documentaire sur une ville qu’elle aime tant, New York – où elle a vécu et découvert le cinéma underground, Jonas Mekas et John Waters –, Chantal Akerman juxtapose aux images les lectures de lettres de sa mère, qui lui dit ô combien elle lui manque, tandis que dans La Captive (2000), elle met en scène un livre de Proust fait, selon elle, “pour son cinéma” puisqu’il parle “d’’homosexualité, des juifs, de l’autre, cet éternel inconnu.”
Elle même inspirée par Godard, Bresson ou Tati, l’éternelle belge aux yeux verts pétillants continue de guider cinéastes établis ou en devenir – dont l’actrice et réalisatrice Ariane Labed –, qui, comme elle, ont envie d’éclectisme, de voyage (entre les genres et les territoires) et de de poésie.
Chantal Akerman et Delphine Seyrig : un duo culte
Même si l’actrice, réalisatrice et activiste Delphine Seyrig n’a habité le cinéma de Chantal Akerman que trois fois – sur un total de 40 films –, ces deux-là, semblent, de leur rencontre à leur mort respective (toutes les deux prématurées), liées par une connexion puissante, occulte, artistique et engagée. En 1975, la cinéaste belge et l’interprète de la Fée dans Peau d’âne (1970) se rencontrent pour tourner ensemble leur premier long-métrage, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, qui deviendra l’œuvre majeure de la réalisatrice.
À l’époque, Delphine Seyrig est engagée dans la cause féministe depuis presque dix ans : en 1968, elle se rallie à la cause du Mouvement de libération des femmes (MLF), et signe le Manifeste des 343 en 1971, aux côtés notamment de Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Simone de Beauvoir et de l’avocate récemment décédée Gisèle Halimi.
Dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, Delphine Seyrig s’est vue offrir le rôle de sa vie. Elle est Jeanne, une ménagère et mère au foyer au quotidien morne qui se prostitue pour subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de son fils. Pendant 3h20, Chantal Akerman chorégraphie de façon obsessionnelle les moindres gestes de son actrice, qui épluche des patates, dresse la table, fait et défait son lit à l’infini. Tourné majoritairement en plan fixe, où la caméra est toujours placée aux mêmes endroits, le film est une révolution : il traite d’un sujet jusqu’ici tu au cinéma, celui de l’aliénation choisie, en enfermant aussi le spectateur dans ces quatre murs que représentent le patriarcat.
Souvent qualifié de “premier chef-d’œuvre au féminin de l’Histoire du cinéma” (ici dans Le Monde), le film confère à Chantal Akerman le statut de première cinéaste féministe tandis qu’il propulse Delphine Seyrig au rang d’icône du mouvement – elle qui réalisera Sois belle et tais-toi deux ans plus tard, un documentaire dénonçant l’oppression des femmes dans le milieu du cinéma à travers des interviews de 23 comédiennes du monde entier.
Les femmes et leur sexualité à la loupe
Après avoir tourné Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, le duo Seyrig-Akerman se retrouve dix ans plus tard pour Golden Eighties (1986). Ici, la réalisatrice plutôt habituée aux essais autofictionnels, s’empare avec brio des codes de la comédie musicale : dans une galerie commerçante, les personnages sont obsédés par l’amour et passent leur temps à se croiser sans jamais vraiment se rencontrer. Très inspiré de l’univers de Jacques Demy (encore un pont avec l’univers de Delphine Seyrig), puisant aussi dans les souvenirs d’enfance de la cinéaste de confession juive – une religion où les grands-mères apprennent les chants yiddish à leurs petits enfants –, le film co-écrit avec Pascal Bonitzer permet aussi au monde de découvrir Lio au cinéma, délicieuse et rayonnante, ainsi qu’une ribambelle de jeunes filles, capturées de la même façon.
Car la Belge aime filmer les femmes… et leur sexualité. Dans Je, tu, il, elle (1974), un long-métrage en trois parties tourné en huit jours avec un budget d’à peine 7 000 euros, elle se met en scène, ainsi que sa partenaire de l’époque dans une scène de sexe magistrale, presque manifeste. Vingt-six ans après, dans La Captive, Chantal Akerman parle à nouveau du désir féminin, cette fois brimé, puisqu’elle raconte l’histoire d’une femme, Ariane (Sylvie Testud) vivant prisonnière chez un homme qui la désire follement alors qu’elle est attirée par les femmes. Car le sexe chez Akerman est assumé, voire revendiqué (que ce soit l’homosexualité ou la prostitution) ou sert simplement à portraiturer des femmes dans leur plus stricte intimité, celle de la chambre, de la cuisine, du salon.
Le monde sous toutes ses coutures
En plus de parcourir sans cesse le territoire domestique (No Home Movie, Je, tu, il elle, La chambre, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles), Chantal Akerman a ratissé, dans son cinéma, des villes ou simplement des lieux de passage. Le rendant insaisissable, aussi bien dans le documentaire ou la fiction, la réalisatrice filme l’endroit au gré des rencontres et des déambulations qu’elle ou ses personnages y font. Dans Les Rendez-vous d’Anna (1978), portrait d’une cinéaste en tournée en Allemagne interprétée par Aurore Clément, elle met en scène le trajet de cette dernière selon les personnes qu’elle croise sur le chemin de retour en France et, dans News from Home, elle se met elle-même en scène sans apparaître, en lisant des lettres de sa mère sur de longues séquences en plan fixe tournées à New York, de nuit comme de jour, faisant de ce film une œuvre akermanienne par essence – puisqu’il condense beaucoup de techniques cinématographiques dispatchées dans ses autres films.
Entretenant une relation torturée avec l’Histoire, Chantal Akerman a forcément filmé des lieux qui en sont chargés. Obsédée par la frontière, elle capture la chute du Mur de Berlin dans D’Est (1993), et, après avoir appris que des Américains armés de fusils organisaient des parties de chasse à l’homme contre les clandestins qui passaient la frontière mexicaine, pose sa caméra sur ce lieu hautement controversé (De l’autre côté, 2002). Revenue au pays de l’oncle Sam – qui l’a accueillie dans les années 70 – à l’ère du Minitel, elle en profite aussi pour aller au Sud et faire, en documentariste engagée, le portrait d’une région gangrénée par les crimes racistes (Sud, 1999).
« Chantal Akerman. Travelling“ jusqu’au 19 janvier 2025 au Jeu de Paume, à Paris. Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles et Je, tu, il, elle ainsi que d’autres films de Chantal Akerman sont disponibes sur arte.tv.