Rencontre avec Anamaria Vartolomei, l’héroïne rebelle du Comte de Monte-Cristo
L’Événement, Maria (sur l’actrice Maria Schneider), Le Comte de Monte-Cristo… Dans ses derniers films, l’actrice franco-roumaine césarisée et ambassadrice Chanel Anamaria Vartolomei incarne des héroïnes rebelles, qui refusent de se conformer aux désirs des hommes. Rencontre avec une prodigieuse affranchie, à l’écran, comme dans la vie.
propos recueillis par Violaine Schütz.
L’interview Anamaria Vartolomei, l’actrice magnétique des films Le Comte de Monte-Cristo et Maria
Numéro : Aviez-vous lu le livre Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas avant de tourner dans le film avec Pierre Niney ?
Anamaria Vartolomei : Non, je ne l’ai pas lu. Je comptais le faire avant le tournage pour me donner un peu plus de matière pour le rôle, y apporter plus de densité. Mais au final, comme le film est une adaptation assez libre et que mon personnage est très différent de celui du livre, lire l’ouvrage aurait pu faire office d’obstacle. Cela m’aurait peut-être plus entravée dans ma liberté de jeu qu’autre chose. Je ne l’ai pas lu depuis, mais c’est vrai que ça me donne envie de l’ouvrir parce que je suis curieuse de voir à quoi ressemble l’original et ce qui a changé par rapport à notre version. C’est une épopée d’un millier de pages, alors cela me permettrait de découvrir l’étendue de l’imagination d’Alexandre Dumas.
Votre personnage, Haydée, change beaucoup par rapport au livre ? Chez Alexandre Dumas, elle est la fille du pacha de Janina, et a été vendue aux Turcs par Fernand de Moncerf, l’ennemi du Comte de Monte-Cristo. Ce dernier l’achète et l’utilise pour sa vengeance. Et elle devient son amante…
Oui, le personnage est très différent du livre. Dans le film, Haydée est la filleule du Comte de Monte-Cristo (joué par Pierre Niney dans le film). Dans le livre, ils finissent ensemble. C’est assez glauque d’ailleurs. Elle est achetée comme esclave par le Comte et devient son amour de raison parce qu’il est toujours amoureux de celle qu’il aimait plus jeune, Mercédès Herrera (jouée par Anaïs Demoustier dans le film). Il n’aimera jamais Haydée comme il aime Mercédès. Dans le film, ils n’ont pas du tout de relation amoureuse. Et je trouve que c’est beaucoup plus simple et sain : il s’agit d’un véritable amour paternel. Edmond Dantès la recueille et la présente aux yeux des autres comme sa filleule. Il fait office de figure paternelle pour elle et entre les deux, il y a du soutien, de l’amour pur, de la protection et un désir de se venger ensemble pour réparer la peine de l’un et de l’autre. Mais il n’est pas du tout amoureux d’elle. Et elle tombe amoureuse de quelqu’un d’autre.
Haydée est un personnage très complexe. Elle est tiraillée entre son désir de vengeance et son amour pour un homme.
Haydée est aux yeux des autres, dans la société, la séductrice, l’étrangère, la femme mystérieuse. On ne sait pas d’où elle vient (elle parle roumain), ni qui elle est. Le fait que le Comte soit toujours accompagné d’elle dans les mondanités suscite des questions : « Est-ce que c’est son amante ? Est-ce vraiment sa filleule ? » Il règne tout un trouble autour d’elle. Elle impose ça, ce magnétisme assez impressionnant. Avec Albert de Morcerf (incarné par Vassili Schneider), elle porte un masque de séductrice frontale, au début, parce qu’elle est censée se faire aimer de lui, afin de se venger de ce qui est arrivé à son père et de ce qui est arrivé à Edmond Dantès. Dans l’intimité, c’est une femme fragile qui a été instrumentalisée toute sa vie par le Comte de Monte-Cristo et a été longtemps sous son emprise. Il agit comme un marionnettiste qui instrumentalise sa poupée, parce qu’il est tellement nourri de sa rage initiale (de vengeance contre les hommes qui l’ont fait enfermé au château d’If, à Marseille) quand il la recueille, qu’il a du mal à voir plus loin que son désir, cruel, de vengeance. Haydée va jouer un rôle dans la trajectoire d’Edmond, tout comme Mercédès.
« Cette peur de l’autre, c’est ce qui détruit. » Anamaria Vartolomei
C’est un personnage à la fois sombre et lumineux…
Oui, c’est une femme qui aura grandi en étant guidée par des choses sombres (le plan de vengeance du Comte). Mais quand elle est elle-même, elle se révèle aussi comme un être lumineux parce que l’amour évoque en elle des choses qu’elle n’avait pas connues. Et il la rend plus vulnérable, plus troublée aussi parce qu’elle ne sait pas si elle doit céder à cet amour. Cela voudrait dire qu’elle ne serait plus fidèle à Monte-Cristo, son père de substitution et donc, déloyale, en un sens. Elle décide, à un moment donné, d’être très égoïste pour la première fois de sa vie et de penser à elle en fuyant vers la liberté. Ça peut paraître un peu bateau de dire que c’est l’amour qui triomphe, mais l’amour triomphe toujours parce que c’est ce qu’il y a de plus pur. C’est grâce à ce sentiment que l’on se révèle les plus beaux et les fidèles à soi-même. Se trahir elle-même est la pire chose qu’elle aurait pu faire.
Haydée apparaît comme une « étrangère« dans le film. Et on sent, en toile de fond, de la part des personnages les plus machiavéliques, une peur de « l’étranger« . Est-ce une thématique qui vous a paru particulièrement essentielle ?
Oui, et là, avec l’actualité, c’est d’autant plus important de l’évoquer. Je pense qu’on a tous un peu, en nous, cette peur des étrangers et que c’est le problème mondial. Sans vouloir entrer dans la question des conflits et de la psychologie sociétale et culturelle. Cette peur de l’autre, c’est ce qui détruit. Cependant, si on est tous à un moment animé par ça, il faut arriver à s’en émanciper. Dans le film, on le voit bien : chacun, peu importe d’où il vient, est animé par le bien et le mal. Mais c’est à nous-mêmes de trouver comment être une personne équitable et ne pas laisser ces démons prendre le dessus. Quand on laisse ces démons prendre le dessus et guider par la peur, ça mène à des trucs comme les dernières élections et des prises de positions très inconscientes. Peut-être que sur le moment, ça nous rassure de se dire que les étrangers sont le problème. Mais finalement, agir comme cela, c’est devenir étranger à soi-même aussi. Et cela signifie ne pas comprendre ce qui est bon pour la suite.
« Maria Schneider aura passé sa vie à dire non et elle n’aura pas été entendue parce qu’à l’époque, on ne l’y autorisait pas. » Anamaria Vartolomei
En tant que jeune femme de 25 ans, à qui l’avenir appartient, les résultats des dernières élections vous inquiètent quant à l’avenir de notre pays ?
Oui, surtout lorsqu’on sait que beaucoup de jeunes ont voté pour le RN. Ça fait flipper de se dire qu’autour de nous, entre nous, on est animé par la peur parce qu’on est construit comme ça. Depuis qu’on est petit, et il suffit de voir les infos à la télé qui ne parlent que de dégâts, on est conditionné par la peur. Je pense que c’est très dur d’y échapper et que ça demande du courage. Et ce courage, il faut arriver à le trouver en soi, en être porteur. Mais la société aussi doit nous donner le droit d’avoir du courage, nous donner le sentiment qu’on a le droit de dire non.
Que ce soit dans L‘Événement (2021) d’Audrey Diwan ou dans Maria (2024), où vous jouez Maria Schneider, vous incarnez une femme qui veut être libre et se rebelle contre un monde dominé par les hommes. Une héroïne qui dit non…
Oui, Maria Schneider aura passé sa vie à dire non et elle n’aura pas été entendue parce qu’à l’époque, on ne l’y autorisait pas. Surtout face à deux monstres sacrés du cinéma (Bernardo Bertolucci et Marlon Brando). Même aujourd’hui, c’est très dur d’arriver sur un plateau et de dire : « Écoute, je n’ai pas envie de faire ça. » Parce que si tu n’as pas de statut, ni d’expérience, tu n’as pas de poids. Aujourd’hui, encore, on nous fait comprendre ça : « Attends, tu es débutante, figurante, c’est ton premier rôle, alors ma cocotte, tu n’as pas le droit de dire non. Tu n’as aucun pouvoir. » Mais le « non » ne dépend pas du pouvoir. Le « non » dépend de la dignité, de l’atteinte à la pudeur, de ses convictions et de ses engagements personnels. Si je suis sur un plateau et que je sens dans mes tripes que je n’ai pas envie de faire ce qu’on me demande, je suis en droit de pouvoir respecter mon désir intérieur et mon instinct de protection. Il faut cependant disposer autour de soi d’une base solide et de gens pouvant nous soutenir. C’est ça, en fait, dont on manque. On n’est pas ensemble. On se montre le plus souvent égoïste, pas animé par ce désir d’équipe et d’avancer et de faire bouger les choses ensemble. Tant qu’on n’aura pas éradiqué cette peur de l’étranger et de fonctionner en commun, je pense qu’on est foutu.
Restez-vous cependant optimiste pour la suite ?
C’est mal parti en tout cas, vu les conflits actuels, la guerre… On est quand même en 2024. Ça devrait aller mieux, mais on s’enterre dans des choses déjà bien trop enracinées. La nature nous abandonne, elle aussi, parce qu’on s’est montrés trop égoïstes. C’est inhérent à la nature humaine. On pense à soi et on n’a pas vraiment ce désir collectif, cette conscience que l’on constitue un groupe. Mais peut-être que si on commençait un peu à se relayer les uns les autres et à fonctionner comme une équipe, en étant un peu plus fair-play, les choses évolueraient. Mais nous avons ce truc d’ego, qui aboutit à nous rendre assez autocentrés.
« Il existe un tel déferlement de haine sur les réseaux sociaux que c’est devenu intenable. Tout le monde se critique. » Anamaria Vartolomei
Vous n’êtes pas sur les réseaux sociaux… C’est un choix peu banal pour une jeune actrice…
J’ai quitté tout ça parce que c’était trop toxique. On parle souvent de ces plateformes comme des applications destinées à révéler aux autres qui l’on est et permettant d’avoir le contrôle sur son image. Mais ça te bouffe. Il y existe un tel déferlement de haine que c’est devenu intenable. Tout le monde se critique. On parle de body positivity pour nous, les femmes. Mais quand une femme décide de montrer sa cellulite ou ses bourrelets, elle se fait insulter parce qu’elle a un corps de « lâche » ou qu’elle aurait mangé trop de saucisson. Quand elle décide d’assumer sa petite poitrine, on lui dit qu’elle n’a pas de seins. Quand elle a de gros seins, on lui explique que c’est vulgaire. C’est d’autant plus dur quand les gens s’attaquent à des choses qu’on n’a pas choisies. Sauf que quand une femme a recours à la chirurgie esthétique, on lui reproche d’y avoir eu recours, en lui expliquant que c’est pour ça qu’elle est belle. Sauf que quand tu n’en fais pas, tu devrais t’y mettre parce que tu as des imperfections. Et c’est tout le temps ça. Tu en as marre, au bout d’un moment, de tout le temps jongler entre les paradoxes. Il n’y a pas d’équilibre et quoi que tu fasses, personne n’est content. Au final, tu ne sais plus comment te positionner. C’est un enfer. Ça rend fou. C’est sans fin.
On pourrait en débattre des heures…
Oui, c’est vrai que c’est quelque chose qui m’indigne. En fait, on parle de liberté, mais comment veux-tu être libre alors que tu es complètement conditionné par quelque chose qui ne durera pas ? Les réseaux isolent et enferment énormément les plus jeunes. Mon frère, qui a 18 ans, est totalement en dehors de ça. Il est un peu hors système. Et j’apprécie ça, mais quand on parle de la génération plus jeune et que je vois des ados de 14 ans avoir recours à la chirurgie esthétique à cause des réseaux, je me dis : « C’est dingue comment les parents peuvent autoriser ça. Comment est-ce devenu la norme ? »
Les femmes sont particulièrement ciblées sur les réseaux sociaux…
Les réseaux sociaux sont vraiment l’endroit où tu te montres ultra voyeuriste et où tu vas critiquer quelque chose pour te rassurer. On pourrait se dire : « Mais regarde, elle a des bourrelets et comme j’en ai aussi, ça m’arrange de voir qu’une femme en a aussi. » Mais ça ne marche pas comme ça. Il faudrait plus de solidarité, notamment entre femmes. Au final, chacune fait ce qu’elle veut et on on devrait s’en foutre… J’en reviens presque à regretter les débuts plus instantanés d’Instagram avec les filtres sépia où tu postais ta banane au déjeuner en mode Polaroïd dégueulasse. Au moins, c’était un peu plus frais et totalement décomplexé.
Il semblerait que les femmes n’ont pas le droit de vieillir… Que ce soit sur les réseaux ou au cinéma…
Je trouve que c’est tellement dur de s’accepter quand on est confronté aux réseaux sociaux. On se retrouve face à des standards de beauté inatteignables. Ça crée des choses étranges chez les humains que tu vois ensuite dans la réalité. Je l’ai vu au Festival de Cannes : beaucoup de filles finissent par se ressembler parce qu’elles essaient de se conformer à quelque chose. C’est devenu une norme à laquelle je n’ai pas envie de contribuer parce que ça me fait peur. En regardant les actrices d’une autre époque, qui n’avaient pas spécialement accès à la chirurgie esthétique, parce que ce n’était pas aussi répandu, je me dis qu’elles étaient belles et qu’on les voyait vieillir. On percevait les premiers rides d’une femme à l’écran. C’est ça qu’il faut retrouver, notamment au cinéma.
« Les imperfections, les défaillances, les différences, c’est ce qui fait la beauté d’une femme et d’une actrice. » Anamaria Vartolomei
Est-ce que le female gaze joue un rôle important à ce niveau-là ?
Renforçons cette idée que la femme peut se montrer telle qu’elle est. Je pense qu’on a dépassé ça. Annie Ernaux a écrit sur la femme sous ses facettes et ça a fait un bien fou à la littérature. Faisons aussi cela dans les films. Montrons des femmes sous tous leurs aspects en choisissant aussi des actrices qui ont des cheveux blancs, des rides et un poids « normal ». Montrons des morphologies différentes sans renforcer ce standard d’Instagram avec une grosse poitrine, une taille fine, de grosses fesses, de petites cuisses et une grosse pulpeuse qui n’existe pas.
Oui, cet idéal est impossible à atteindre…
Les imperfections, les défaillances, les différences et « ce qui lui manque », c’est ce qui fait la beauté d’une femme et d’une actrice. C’est ce qui fait qu’on a envie de la voir. Je pense notamment à l’actrice Anna Magnani. Elle ne correspondait pas à un standard de beauté. Pourtant, elle était sublime par le charisme qu’elle dégageait, par son talent et par sa grâce. C’est ça que j’aimerais plus voir. Aujourd’hui, si on n’aime pas sa bouche un matin, on va aller la refaire. L’acceptation de soi passe à la trappe. On cherche la standardisation, et ce, dans tout. On ne renforce plus ses faiblesses pour qu’elles deviennent nos forces. Je pense pourtant que c’est ce qui nourrit aussi un acteur. Mais quand quelqu’un décide de sortir de la norme, ça apparaît comme de l’arrogance.
Le Comte de Monte-Cristo (2024), de Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière, avec Anamaria Vartolomei, Pierre Niney, Anaïs Demoustier et Laurent Lafitte, au cinéma le 28 juin 2024. Maria (2024) de Jessica Palud, avec Anamaria Vartolomei et Matt Dillon, actuellement au cinéma.