10 juin 2019

Adèle Exarchopoulos : “J’adore les gens capables d’assumer leur monstre et leur lumière”

Dans “Sibyl”, le nouveau film de Justine Triet présenté à Cannes, Adèle Exarchopoulos incarne avec brio une jeune comédienne confrontée à un choix existentiel. Un captivant face-à-face, entre comédie et mélodrame, où l’intensité émotionnelle est à son paroxysme. La jeune actrice et la réalisatrice ont confié à “Numéro” leurs impressions de tournage.

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Portrait d’Adèle Exarchopoulos par Mathieu César.

Portrait de Justine Triet par Yann Rabanier.

Chemisier en dentelle, DIOR. Réalisation : Camille Seydoux. Coiffure : Nabil Harlow chez Open Talent Paris pour Davines. Maquillage : Grégoris pour Shiseido. Production : Iconoclast image.

Présenté en compétition au Festival de Cannes, le très beau troisième filmde Justine Triet – après La Bataille de Solferino et Victoria – raconte le rapprochement entre une psy qui tente de lâcher son métier pour devenir écrivaine (Virginie Efira) et une jeune comédienne qui a urgemment besoin de conseils (Adèle Exarchopoulos). À la fois burlesque et profondément mélodramatique, Sibyl est une réflexion sur les émotions vraies et jouées, celles du cinéma et de la vie, doublée d’une aventure émotionnelle palpitante au cœur du désir de deux femmes. Un tour de force dans le cinéma français, que la réalisatrice n’aurait pas pu réussir sans l’appui de deux actrices intenses : Virginie Efira, qui confirme ici son talent, et Adèle Exarchopoulos, dans son plus beau rôle depuis La Vie d’Adèle.

 

 

Numéro : Avant Sibyl, vous n’aviez jamais tourné avec Adèle Exarchopoulos. Comment a eu lieu votre rencontre ?

 

Justine Triet : J’admirais énormément Adèle, mais je n’ai pas fantasmé sur elle au moment de l’écriture, car dans mon esprit le personnage était plutôt une femme de 35 ans. Je me souvenais de son apparence juvénile dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, qui ne correspondait pas à ce que j’avais écrit. Finalement, la fabrication du film a été assez complexe et j’ai lancé un casting. Adèle a passé l’essai sur une scène de Skype où le personnage évoque ses origines. Elle est arrivée à 8 heures, et à 8 h 20 elle s’était approprié la scène de manière fulgurante. J’ai vécu ce moment comme un coup de foudre.

 

Adèle Exarchopoulos : Je me souviens, j’étais à Belgrade avec mon fils qui avait 2 mois, en train de tourner le film de Ralph Fiennes sur Noureïev, quand j’ai reçu la scène : une jeune actrice va voir une psy parce qu’elle doit prendre une décision majeure. Elle est déchirée entre son histoire amoureuse un peu interdite et son besoin viscéral de tourner. Il y a un enfant en jeu. J’ai pris le texte comme un choc. Je me suis dit : “Je veux ce film.” C’est rare. Cette forme d’urgence, de foi… Il y avait quelque chose d’absolu. En plus, j’étais attirée par le cinéma de Justine. J’ai d’abord vu La Bataille de Solferino. Dans la direction d’acteurs, je sentais qu’il y avait quelque chose d’ultra fort. Elle a imposé son style avec Victoria. Chez elle, on voit des gens intelligents qui se parlent. Notre rencontre a été intense. C’était trop bien.

 

Comment avez-vous construit le personnage ?

 


A. E. : Le film est difficile à catégoriser, le personnage de Margot aussi. Nous nous sommes demandé d’où elle venait, comment avait réagi sa famille quand elle avait souhaité devenir actrice. Son père est peut-être ouvrier, sa mère occupe un job administratif. Actrice, cela semblait interdit et dérisoire pour sa famille. On s’est dit aussi qu’elle avait perdu une petite sœur, morte pendant l’accouchement, mais l’avait appris tard. Quand Margot dit qu’elle est sale, qu’elle n’arrivera jamais à dépasser ses origines, il faut que ça sonne juste. Au début, je m’étais fait tout un monde de son choix de garder ou non l’enfant qu’elle porte. Finalement, j’ai embrassé sa liberté, ses angoisses, son désir. Quand tu accueilles un personnage, il faut apprendre à ne pas le juger. C’est comme défendre un client quand on est avocat. Justine m’a aidée en me la présentant comme quelqu’un qui se laisse traverser : c’est le seul personnage de Sibyl qui refuse le déni.

Veste en soie, FENDI.

Justine, vous êtes connue pour multiplier les prises et pour aller au bout des émotions.

 


J. T. : Pour maintenir la cohérence émotionnelle des personnages, je travaille avec Cynthia Arra, une directrice de casting qui est aussi coach d’acteurs. Elle ne lâche jamais les comédiens. Nous faisons beaucoup de prises. Adèle joue une fille qui essaie de se comporter comme quelqu’un qui n’est pas de sa classe. Je n’ai pas pu préparer cet aspect de son personnage en amont du tournage. Or, sur un plateau, on a rarement le temps de se concentrer sur les comédiens : on travaille à la fois la mise en scène, la lumière, les problèmes X ou Y… Donc, j’ai vraiment eu besoin de Cynthia. Si Adèle faisait une belle prise en larmes, Cynthia venait me seconder sur une subtilité de jeu et demander qu’on recommence… Cette méthode peut désarçonner, l’équipe cherche à savoir qui possède le pouvoir sur le plateau. Mais c’est quelque chose que j’aime beaucoup instaurer dans le travail : l’idée du doute. Beaucoup de réalisateurs préfèrent le contraire, même s’ils doivent faire semblant. Moi, je n’arrête pas de dire : “On va faire ça”, mais je ne suis pas sûre… Souvent, les plus grandes certitudes du tournage sont balayées au montage. Le cinéma que j’essaie de faire implique une forme de laboratoire.

 

A. E. : Justine n’est pas dans la séduction, mais dans la sincérité. J’adore les gens comme elle, qui sont capables d’assumer leur monstre et leur lumière. Alors, oui, elle peut faire beaucoup de prises, elle s’acharnera si la scène ne rend pas honneur à la situation, mais je préfère tellement ça à quelqu’un qui me dit : “Super, on ne la refait pas, on va déjeuner…” La dualité formée par Cynthia Arra et Justine est intéressante. Il y a peu de metteurs en scène français qui osent travailler de cette manière. Moi, ça me rassure. Ce film était tellement riche et touffu… On a tourné sur un volcan, avec un vent qui nous donnait l’impression d’être complètement bourrés, et aussi sur un bateau où tout le monde était en train de faire pipi dans des bouteilles et de vomir… Avoir deux cerveaux à disposition, c’était vraiment bien !

 

J. T. : Comme la réalisatrice de Sibyl, je pourrais partir momentanément et laisser une autre prendre les manettes. Je n’ai pas d’ego là-dessus. J’ai une vision très précise de ce que je veux, mais j’ai aussi besoin de me confronter à l’avis des gens autour de moi.

 

Le personnage de Margot n’est pas sexualisé : elle s’habille avec des vêtements amples, elle a souvent le visage couvert de larmes…

 

J. T. : Quand j’ai su qu’Adèle jouerait le rôle, je me suis dit qu’étant donné ce qu’elle avait pu incarner dans La Vie d’Adèle, je voulais filmer sa parole quand elle évoque le sexe, tandis que le personnage de Virginie Efira serait celui qui se dévoile vraiment. Pour moi, Adèle est potentiellement un objet de fantasme, mais c’était vraiment Virginie qu’il fallait dévoiler.

Sibyl est tourné du point du vue des femmes et de leur désir. Les hommes (incarnés par Niels Schneider et Gaspard Ulliel) sont montrés à travers ce filtre, y compris durant les scènes de sexe.

 

J. T. : En tant que femme, je regarde beaucoup de films où je m’identifie à des personnages masculins, parce qu’ils sont malheureusement plus nombreux. Devant Mad Men, je m’identifie à Don Draper et pas à son épouse dans sa cuisine. Si on me demande de quelles scènes de sexe je me souviens, la plupart ont été tournées par des hommes, avec toujours à peu près le même point de vue, comme dans A History of Violence de David Cronenberg, que pourtant j’adore. Ici, j’ai eu envie de montrer le désir féminin, l’homme qui va à l’intérieur de ce désir, et comment il est traversé par lui. Sur ce sujet, j’ai vu une série étonnante, Sharp Objects,avec des scènes de sexe qui ne se contentent pas d’inverser les rôles. Mon film raconte l’histoire d’un traumatisme, d’une passion, alors je me suis demandé comment filmer le sexe dans ce contexte. Ici, les souvenirs charnels reviennent percuter l’héroïne mentalement. Nous avons construit ces flash-back de façon mécanique et chorégraphiée. Je me suis demandé quoi filmer, et je me suis rendu compte, par exemple, que dans un film je n’avais jamais vu cette façon qu’aurait un personnage féminin de se toucher devant un homme. Alors j’ai montré ça.

 

Sibyl navigue entre mélodrame et comédie. Comment atteindre cet équilibre ?

 


J. T. : C’est vraiment ce mélange que je cherche, et hésiter dans le ton en permanence vient de là. Les gens que j’admire travaillent cette dualité. Je suis sidérée par les films de James L. Brooks. Quand je crois que je vais voir un mélodrame, je rigole énormément.Tendres Passions est très important pour moi, à la fois cinglant et tendre. James L. Brooks a inventé un genre et il a été énormément récupéré. Il a fasciné des gens comme Lena Dunham ou Judd Apatow.

 

À 25 ans, Adèle, avez-vous trouvé ce dont vous avez besoin dans le cinéma ?

 

A. E. : Dans ce métier, on peut difficilement tirer des conclusions parce qu’il y a une insécurité permanente. Mais la solution à tout, c’est beaucoup de travail, de patience et des choix forts.

 

J. T. : Adèle est vraiment l’une des comédiennes les plus rares que nous ayons en France. Elle fait partie des gens qui ont très envie de composer, mais qui jouent aussi avec ce qu’ils sont. Elle se brûle les ailes sans protection, elle a une force d’incarnation supérieure à la moyenne, avec un mélange d’enfance et d’intelligence. Lorsque je vois jouer Adèle, je pense à cette scène au début d’Opening Night où Gena Rowlands explique qu’elle n’arrive plus à retrouver la capacité d’émotion qu’elle atteignait quelques années plus tôt. Pour moi, Adèle, justement, elle a ce truc : on a l’impression que les émotions jaillissent en permanence, au moindre geste qu’elle fait, on ressent tout. Elle était parfaite pour son rôle dansSibyl car elle est reliée à ses émotions. Et puis, jouer une fille qui pleure 80 % du temps sans être agaçante, c’est une prouesse. Moi, si je me mets à pleurer pendant une heure, je suis beaucoup moins sympathique qu’elle.

 

Sibyl de Justine Triet. En salle.

Veste en soie, FENDI.