“Ce que le sida m’a fait” : livre de l’année 2017
Le prix Pierre Daix a été attribué ce lundi à la critique d’art Elisabeth Lebovici pour son livre “Ce que le sida m’a fait”. Une évocation puissante de la scène artistique des années 1980-1990 marquée par le sida et l’activisme.
Par Thibaut Wychowanok.
C’était le livre le plus nécessaire de l’année 2017. Et il a logiquement reçu le prix Pierre Daix, créé par François Pinault en 2015, qui récompense un ouvrage d’histoire de l’art moderne et contemporain. Enfin, logiquement… Rien n’était gagné pour un livre s’intéressant au sida, aux lesbiennes (enfin !) et aux pédés, écrit par une femme (elles étaient oubliées des prix cette année), et appliquant l’écriture inclusive. Mais la puissance des textes d’Elizabeth Lebovici aura convaincu le jury composé entre autres de Jean-Jacques Aillagon, Jean de Loisy, Brigitte Léa et Alfred Pacquement.
A travers une compilation de ses textes anciens (réécrits pour l’occasion), l’historienne Elisabeth Lebovici explore avec passion les pratiques artistiques marquées par les années sida, le militantisme d’Act up, le féminisme et l’activisme des années 80-90. Son plus grand succès : rendre à nouveau vivant aujourd’hui ce que les morts ont accompli hier : la photographie de Mark Morrisroe comme nouveau récit de l’intimité à l’instar de celle de Nan Goldin ; l’émergence de tracts, affiches et posters comme mode de contamination artistique et politique de l’espace public. Parce que le “Silence = Mort” (pour reprendre les mots d’Act up), Elisabeth Lebovici évite à ces artistes (si certains sont encore vivants, beaucoup sont partis trop tôt), une seconde mort : celle de l’oubli.
Avec le sida, une maladie intime devint un combat collectif, le “Je” devient politique, le personnel et le corps deviennent des objets nouveaux de représentation.
Autre raison du succès du livre : la critique d’art Elisabeth Lebovici préfère s'intéresser à ce qui a été produit visuellement ou par le discours contre le sida plutôt que de faire l'inventaire de ses représentations dans l'art : ce que le sida a fait, à l’art et à la société. Comment la peur qu’il a engendrée, le nouveau rapport au corps et à l'intimité qu’il a suscité, les luttes qu’il a rendu impératives ont modifié les pratiques (artistiques), les modes de pensée (des artistes) et finalement l’institution (artistique) toute entière. Avec le sida, une maladie intime devint un combat collectif, le “Je” devient politique, le personnel et le corps sont présentés par l'art dans tous leurs états: le corps malade, le sang, le sperme… Via son engagement au sein d'Act Up, par exemple, Zoe Leonard devient artiste. Elle installera, moment clé pour Elisabeth Lebovici, des photographies de vulves en noir et blanc dans sept salles de peintures de la Neue Galerie de Kassel en 1992.
Cette pensée queer se dévoile comme une attention aux plus vulnérables.
“Ce que le sida m’a fait” est donc affaire de visibilité et de représentation (et non de figuration du sida). Pour les artistes, rendre présent dans l’espace public une maladie que l’on cache. Pour Elisabeth Lebovici, rendre présent aujourd’hui des pratiques et des phénomènes, des artistes et des combats qui ont forgé notre époque. Parmi les aspects les plus passionnants de son livre : la découverte du creuset qui a vu émerger, avec beaucoup de retard en France, les cultural et gender studies ou la pensée queer. Cette pensée queer dont Elisabeth Lebovici fait le récit, profondément humaniste, se dévoile comme une attention aux plus vulnérables. Tout le contraire d’un misérabilisme, elle forme un moment d’empowerment. Les exclus prennent en main leur corps et leur histoire pour agir. Comme si Beyonce se voyait expliquée par Act up.
Enfin, et c’est peut-être le plus important, en témoignant de ce que l’art contemporain a pu être – un moment de courage et d’urgence, de vie ou de mort, vécu dans son corps, loin des mots creux et des formules toutes faites, Elisabeth Lebovici témoigne aussi de ce que l’art contemporain peut être. A bon entendeur.
Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle par Elisabeth Lebovici.
JRP/Ringier, en coédition avec La maison rouge – Fondation Antoine de Galbert