Ballet de l’Opéra de Paris: que retenir du premier gala digital ?
Attendu et maintes fois repoussé, pour cause de crise sanitaire mondiale et de fermeture des théâtres, le gala du Ballet de l’Opéra de Paris, organisé annuellement par l’AROP (Association pour le Rayonnement de l’Opéra de Paris) se tenait hier soir, pour la première fois dans sa version digitale.
Par Delphine Roche.
Les spectacles filmés et filés sur scène, s’inscrivaient à partir de 20 heures sur les écrans connectés des invités. Tout était là, ou presque : les partenaires, Chanel et Rolex ; l’allocution des charismatiques Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra de Paris, et Aurélie Dupont, qui dirige depuis cinq ans son ballet ; l’orchestre extraordinaire, les splendides danseurs, et le superbe théâtre à l’italienne qui manque tant aux fidèles du Palais Garnier.
Dans un contexte où rien ne saurait être “comme avant” et où l’on glose sans fin en essayant de deviner les contours du “monde d’après”, l’Opéra de Paris se trouve également au cœur d’un débat qui a trait à sa représentation de la diversité. Alors que plusieurs membres de l’institution, parmi lesquels quelques danseurs, ont lancé un manifeste soulevant plusieurs points précis quant à cette problématique, et qu’un rapport doit être rendu à ce sujet par l’historien Pap N’Diaye… une polémique a enflé sur la supposée intention de supprimer certaines œuvres phares du répertoire (La Bayadère, Le Lac des Cygnes, Casse-Noisettes), agitant le spectre effrayant de la cancel culture américaine comme un chiffon rouge. Certains y voyaient même un début d’assaut contre la tradition et le classicisme, qui font partie de l’ADN du Ballet de l’Opéra de Paris, au même titre d’ailleurs que les créations des chorégraphes contemporains qui viennent chaque année collaborer avec l’institution.
Le gala proposé hier soir sonnait alors, lui-même, comme un manifeste. Au plaisir de retrouver ses danseurs, le programme de la soirée ajoutait un concentré de l’identité historique du ballet. Après le défilé de l’école de danse, toujours aussi émouvant, malgré les masques qui recouvraient en partie les visages, prenait place le Grand Pas classique créé par Victor Gsovsky en 1949 pour Yvette Chauviré, une danseuse qui a marqué l’histoire du ballet de l’Opéra de Paris. Entrée au répertoire dès 1964, la pièce, volontairement pensée par son auteur comme un moment de pur classicisme, fait la part belle à l’élégance des lignes caractéristique de l’école française. Hier soir, sa mise en scène épurée, et les très beaux costumes bleu nuit réalisés par la maison Chanel, brodés dans les ateliers de la Maison Lesage, sublimaient avec une justesse parfaitement contemporaine les danseurs Hugo Marchand et Valentine Colasante.
In the Night, de Jerome Robbins, faisait ensuite virevolter trois couples, Ludmila Pagliero avec Mathieu Ganio, Léonore Baulac avec Germain Louvet, et Alice Renavand avec Stéphane Bullion. Jerome Robbins était étroitement associé au New York City Ballet qu’il a dirigé, après y avoir été engagé en tant que danseur par le Russe George Balanchine. S’il a inventé la danse néoclassique américaine, virtuose et éminemment musicale (il a d’ailleurs contribué à de nombreux musicals), le chorégraphe considérait l’Opéra de Paris comme son second foyer. Il s’y est d’ailleurs installé, de 1974 à 1996, pour superviser l’entrée au répertoire de plusieurs de ses ballets. Sur la musique de Frédéric Chopin, In the night déploie un lyrisme romantique qui laisse toute latitude aux danseurs pour développer leur propre expression. La grâce absolue de Germain Louvet et Léonore Baulac, l’intensité dramatique d’Alice Renavand et Stéphane Bullion, avaient de quoi laisser pantois le spectateur privé de ballets depuis maintenant trop longtemps.
Point d’orgue de la soirée, The Vertiginous Thrill of Exactitude de William Forsythe, lui aussi un “ami de la maison” – nombre de ses pièces figurent au répertoire de l’Opéra, dont il fut un chorégraphe associé. Hommage à la virtuosité codifiée du vocabulaire classique, The Vertiginous Thrill of Exactitude en propose une relecture à la fois respectueuse et jouissive, citant plusieurs styles historiques qu’il s’approprie. Dans la virtuosité, la technique et l’art postmoderne de la citation, Forsythe cherche le point de quasi-déséquilibre qui renouvelle et revitalise radicalement la tradition classique. Un propos qui peut être envisagé comme un antidote à tous les dogmes qui cherchent à figer le mouvement libre, riche et complexe, de l’art en lui-même et face à son époque.