24 jan 2023

Au Carré d’art de Nîmes, le duo Gerard & Kelly fait valser les corps et l’architecture

À travers la danse, les arts plastiques et le cinéma, le duo Gerard & Kelly explore les histoires que recèle l’architecture et la façon dont ces récits conditionnent nos corps. Jusqu’au 26 mars 2023, le Carré d’art de Nîmes lui consacre une très belle exposition, tandis que son nouveau film, Bright Hours, est dévoilé.

La danse contemporaine s’expose au Carré d’art de Nîmes 

 

 

Le Carré d’art de Nîmes a consacré, par le passé, des expositions à la danse contemporaine, et à des artistes s’exprimant à travers la performance. Celle de Gerard & Kelly, qui s’est ouverte au mois d’octobre, s’inscrit dans cette exploration de gestes et de corps faisant écho à des contextes historiques et sociopolitiques spécifiques. L’œuvre pluridisciplinaire du binôme, incluant la performance, la vidéo, le dessin ou encore la sculpture, questionne – notamment à travers le projet Modern Living – les discours que produit l’architecture moderne dans son rapport aux corps. C’est avec cette interrogation en tête que le duo investit le musée de Nîmes.

 

Ce lieu réunit, autour d’une même place, la Maison carrée, vieille de deux mille ans, et le Carré d’art, structure en verre de l’architecte Norman Foster achevée en 1993 qui accueillait récemment une exposition de l’artiste Glenn Ligon, contraste dans lequel les artistes ont puisé une matière propre à nourrir leur pratique, fondée sur l’exploration de l’architecture comme une “machine à générer des souvenirs” ou à constituer des récits. Dans leurs performances in situ et dans leurs vidéos, ces récits sont activés par des corps d’aujourd’hui mis en mouvement dans des bâtiments modernes somptueux – tels que la Schindler House à West Hollywood, la Glass House de Philip Johnson à New Canaan dans le Connecticut, la Farnsworth House de Mies van der Rohe ou encore la villa Savoye de Le Corbusier. Les narratifs portés par ces constructions apparaissent alors sous la forme de vestiges du passé, qui s’entrechoquent avec le présent : “Dans notre vision, l’architecture dissimule des histoires et des relations passées, explique Brennan Gerard. Ces fragments d’histoire sont aujourd’hui décontextualisés, et ils peuvent être connectés à des récits ou à des questionnements contemporains pour s’adresser à notre réalité actuelle.

Gerard & Kelly, “Panorama” (2021). Vidéo 4K, couleur et son, 22 min (les danseurs Germain Louvet et Guillaume Diop). Courtesy of the artists and Marian Goodman Gallery.

L’œuvre de Gerard & Kelly, une rencontre entre les corps et l’architecture

 

 

Dans la perspective postmoderne adoptée par Ryan Kelly et Brennan Gerard, le musée lui-même est d’ailleurs une relique de son propre projet d’existence, suivant l’hypothèse énoncée par le théoricien Douglas Crimp dans son texte On the Museum’s Ruins, qui sert d’inspiration au duo pour penser son intervention au Carré d’art. Évoquant, dans le communiqué de presse de la manifestation, le face-à-face du Carré d’art et de la Maison carrée, Ryan Kelly souligne que c’est “une vue déconcertante, parce que l’architecture du musée est à la fois un palimpseste et une ruine”. Il ajoute : “J’ai l’impression que pour penser l’exposition, nous revenons sans cesse à cette vue qui me fait penser à ce que Craig Owens et Douglas Crimp ont écrit sur le musée. De ce fait, les archives, l’histoire, les formes abstraites, la temporalité, le récit sont autant de sujets qui flottent sur l’exposition.

 

Deux vidéos projetées dans des installations de grand format, Schindler/Glass et Panorama, structurent l’exposition. Dans la première, tournée en 2017, Gerard & Kelly explorent, à travers l’activation de l’espace par les corps des performeurs, l’intimité peu conventionnelle supposée par la Schindler House, construite en 1922 à West Hollywood pour deux couples partageant le même espace de vie. L’intime, la relation de couple, le binôme font partie des sujets récurrents explorés par les artistes. Dans leur performance Timelining, deux danseurs unis par un lien affectif étroit évoquaient leurs souvenirs communs, tout en évoluant en cercles l’un autour de l’autre. La pièce, qui revisitait ainsi l’obsession des structures géométriques propre à la danse minimale, dotait cet héritage d’une épaisseur émotionnelle nouvelle.

 

Au Carré d’art, cette exploration de l’intime se poursuit via deux sculptures aux titres expansifs, Transcript 1 (Now in front of Whitney died/Whitney died in front of LA bike rides// Now in front of drove cross country/drove cross country in front of), et Transcript 3 (in front of leaving Ohio/leaving Ohio in front in front of my baby brother’s curls/my baby brother’s curls in front of the smell of fresh cut grass/the smell of fresh cut grass in front of “she sells seashells by the seashore”/“she sells seashells by the seashore” in Front of Patient Zero/Patient Zero in front of I was born//my sister was born in front of I saw an ocean/I saw an ocean in front of I was born). Sur des plaques de cuivre de grandes dimensions se déploient des comptes rendus poétiques de fragments de vie de Brennan Gerard et de Ryan Kelly, écrits en braille. Parmi eux figure le moment décisif de leur rencontre, dont le récit prend une dimension physique, incarnée, puisque le spectateur est appelé à toucher les œuvres pour lire le braille. “Il s’agit ici de ne pas fermer la relation du binôme aux autres, mais de décrire au contraire un modèle de couple qui existe dans le monde, dans la société”, commente Brennan Gerard.

Gerard & Kelly, “Panorama” (2021). Vidéo 4K, couleur et son, 22 min (les danseurs Germain Louvet et Guillaume Diop). Courtesy of the artists and Marian Goodman Gallery.

De la Bourse de commerce à la Cité radieuse, des vidéos tournées dans des lieux emblématiques 

 

 

La vidéo Panorama, datée de 2021, évoque pour sa part les questionnements soulevés par la fresque panoramique aux relents coloniaux qui orne la rotonde de la Bourse de commerce à Paris, où la Collection Pinault a pris ses quartiers. La caméra des artistes s’applique à décrire minutieusement les représentations de corps aliénés et toute la symbolique de cette peinture, auxquels viennent s’opposer, dans un geste à la fois poétique et libérateur, le mouvement de trois danseurs (dont deux racisés) : la performeuse Soa de Muse, récemment aperçue dans l’émission Drag Race France, ainsi que Guillaume Diop et Germain Louvet, du Ballet de l’Opéra de Paris. La vidéo a reçu le soutien de la Bourse de commerce du point de vue de sa production et a été tournée dans le bâtiment avant son ouverture.

 

Dans son sillage, Gerard & Kelly ont réalisé le film Bright Hours, deuxième volet d’une trilogie de films qui se conclura avec leur projet actuellement en cours, consacré à la figure d’Eileen Gray et tourné à la villa E-1027 qu’elle a construite à Roquebrune-Cap-Martin. N’obéissant ni aux codes du film de danse ni à ceux de la comédie musicale, le court-métrage Bright Hours est un format hybride qui pourrait être décrit comme une fiction dansée, une rêverie ou une hypothèse de travail. Dans la Cité radieuse de Le Corbusier, transposée par la mise en scène en un bateau voguant sur les flots, Gerard & Kelly réimaginent la rencontre du maître de l’architecture moderne et de la danseuse Joséphine Baker, qui a bien eu lieu en 1929, sur un paquebot de croisière. Au début du film, Le Corbusier, incarné par l’actrice Jeanne Balibar, cite certains extraits de ses écrits évoquant le corps… Partant de cette obsession du grand architecte pour le biologique et les proportions humaines, sur lesquelles il fonde les dimensions de ses constructions, des recherches ont évoqué ces dernières années une fascination de Le Corbusier pour l’idéologie fasciste.

Gerard & Kelly, “Bright Hours” (2022). Vidéo 4K, couleur et son, 25 min (la danseuse et actrice Emara Neymour Jackson). Courtesy of the artists and Marian Goodman Gallery.

“Gerard & Kelly, Ruines”  jusqu’au 26 mars 2023 au carré D’art de Nîmes (30000 NÎMES)


Dans Bright Hours, Gerard & Kelly imaginent la façon dont ses idées auraient pu être changées par sa rencontre (dont on ne connaît pas exactement la teneur) avec Joséphine Baker. “Nous imaginons qu’il aurait pu passer de sa vision purement théorique du corps, abstraite, désincarnée, à la réalité du corps, à travers sa relation avec la danseuse afro-américaine”, poursuit Brennan Gerard. Jouée à l’écran par la jeune actrice et danseuse Emara Neymour- Jackson, Joséphine Baker enseigne à Le Corbusier les rudiments du charleston. La magie de la fiction opère par la danse, les corps réels, auxquels se joint le danseur étoile Germain Louvet.  Américains basés en France depuis 2018, Gerard & Kelly incarnent eux aussi, à travers leur propre histoire, quelque chose du déplacement et de la rencontre des cultures. Pour refléter leur propre problématique, ils réactiveront en mars 2023 leur performance State of, qui met en scène les symboles du patriotisme américain en les répétant, en les épuisant, pour questionner les fondements idéologiques de la nation en termes de genre, de race et de sexualité.

 

 

“Gerard & Kelly. Ruines”, exposition jusqu’au 26 mars 2023 au Carré d’Art, Nîmes.

Le samedi 11 février 2023, le Carré d’art organise une projection de “Bright Hours” au cinéma Le Sémaphore à 11h30, une visite guidée de l’exposition à 15h avec les artistes et Lou Forster, suivie d’une signature du catalogue.