13 fév 2024

Anissa Bonnefont, réalisatrice : « Judith Godrèche permet aux femmes victimes de réaliser qu’elles ne sont pas seules »

Actrice, réalisatrice et actrice, la Française Anissa Bonnefont, 39 ans, s’est d’abord fait remarquer avec l’excellent documentaire Wonder Boy, né sous X (2019) sur Olivier Rousteing avant de filmer La Maison (2022), un film subtil sur le désir féminin dans lequel brille Ana Girardot. Alors que le mouvement #MeToo est en train de prendre un nouveau tournant avec les prises de paroles de Judith Godrèche, l’artiste nous parle de female gaze, d’emprise et de consentement.

propos recueillis par Violaine Schütz.

Numéro : Judith Godrèche a parlé plusieurs fois, et dans différents médias de ce qui lui est arrivé. Elle a notamment évoqué les notions de consentement et d’emprise. En quoi, pour vous, son discours est important ?

Anissa Bonnefont : Ses prises de paroles courageuses, puissantes et si sensibles sont précieuses pour rappeler aux jeunes que leur corps et leur désir leur appartiennent. Un témoignage comme le sien permet aux jeunes femmes et aux victimes qui portent le poids du secret depuis des années, terrées dans la honte, dans la solitude, dans le silence, de voir et de réaliser qu’elles ne sont pas seules à vivre ces cauchemars et que ça n’est pas de leur faute. Le consentement est évidemment la base d’une relation. Ce qui est dangereux, c’est lorsque l’autre vous met dans la position de dépendance. C’est là que la notion d’emprise naît et que le consentement ne devient alors plus qu’un leurre. La possibilité pour le prédateur d’enfermer de plus en plus sa proie, qui finit par se sentir coupable et responsable du dysfonctionnement dans le couple fait qu’elle accepte de plus en plus de choses auxquelles elle ne consent finalement pas, sans s’en rendre compte. C’est la peur et la honte qui deviennent maîtresses. 

 

« Les prises de paroles courageuses, puissantes et si sensibles de Judith Godrèche sont précieuses pour rappeler aux jeunes que leur corps et leur désir leur appartiennent. » Anissa Bonnefont

 

La parole des victimes est souvent encore, pas entendue et écoutée…

Ce qui est machiavélique dans ce processus d’emprise, c’est qu’il naît et grandit dans l’ombre de l’intimité, là où les regards ne peuvent pas franchir les murs. Tout se passe entre quatre yeux. C’est pour cela que la voix des victimes est encore trop peu entendue et crue. Les preuves que la justice demande sont difficiles à fournir. Et la parole des femmes est discréditée. D’où ces silences pesants qui rongent des vies entières et ces hommes qui continuent à vivre en toute impunité. Ce qui est très important à comprendre, c’est qu’il ne faut surtout pas juger les mécaniques de l’emprise, sinon il est impossible de croire une victime. L’emprise est ce poison qui fige et empêche de partir, de parler, ce venin qui fait que l’on a honte, que l’on se sent coupable, qu’on a peur et qu’on s’enferme de plus en plus dans la relation toxique car on finit par ne plus être soi. C’est l’autre qui devient le maître absolu. Et je sais de quoi je parle. Sans avoir vécu cet enfer, ce gouffre qu’est l’emprise, c’est presque impossible à comprendre et c’est là que les jugements, les exaspérations se forment et détruisent encore et enerment encore plus la victime. 

 

Beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi les victimes ne quittent pas leur enfer…

On entend trop souvent ces poncifs « Mais pourquoi elle part pas ? » ; « C’est de sa faute si elle reste ! Elle est folle. » Oui, une femme battue, une femme maltraitée, abusée, devrait s’enfuir, mais ce que personne ne voit, c’est qu’avant que la violence physique se mette en place, ce sont des mois et des mois de violences psychologiques qui se sont installées, petit à petit, sournoisement, de façon sourde, et celles-ci sont parfois encore bien plus violentes que les blessures physiques qui finissent pas guérir. Le reste… Les blessures psychiques, c’est un autre chemin, long et complexe. Il faut tout déconstruire pour retrouver son essence, pour se retrouver. Pour que ce chemin soit entrepris, il faut réparation et la réparation passe par le fait d’être cru, entendu. Et il faut que la justice fasse son travail. Non pas pour venger – la justice ne sert pas à cela mais à ré-équilibrer le déséquilibre subi-, mais pour montrer aux victimes, que oui, ce qu’elles ont vécu n’est pas normal et qu’on les comprend, qu’on les croit. C’est le début du processus de réparation. Retrouver la vérité, en pleine lumière.

« Les discours de Judith Godrèche, Judith Chemla, Isild Le Besco, Emmanuelle Béart, Anna Mouglalis permettent aux femmes victimes de violences, d’incestes, de viols, de réaliser qu’elles ne sont pas seules à vivre ce gouffre. » Anissa Bonnefont

 

En quoi son discours de Judith Godrèche peut-il aider d’autres femmes ?

Le discours de Judith Godrèche comme celui d’autres femmes telles que Judith Chemla, Isild Le Besco, Emmanuelle Béart, Anna Mouglalis ou toutes les victimes d’un PPDA et autres détraqués, permettent aux femmes victimes de violences, d’incestes, de viols, de réaliser qu’elles ne sont pas seules à vivre ce gouffre qui les enferme dans une solitude et un silence aussi glacial qu’effrayant. Elles ne sont pas seules… On se sent si seule dans une relation toxique, on se sent si mal, sale et honteuse, qu’il est dur d’en parler et donc de s’en sortir. C’est aussi extrêmement violent et douloureux d’accepter d’endosser ce rôle de « victime ». Porter cette appellation si réductrice dans nos têtes à tous. On ne se veut pas « victime. » On se débat pour se dire qu’on ne l’est pas. Une victime, la société la considère automatiquement comme étant faible, pourtant on remarque avec tous ces témoignages que beaucoup de femmes fortes, de brillantes, talentueuses, et qui réussissent professionnellement, sont victimes d’emprise et tombent dans des relations dévastatrices. Il est temps, ô combien temps, que cette honte qui colle si fort à la chair, change de camp ! Et ces femmes, avec la puissance, la sensibilité et l’honnêteté de leurs prises de paroles, vont faire, je l’espère du plus profond de mon cœur, enfin faire bouger les choses. 

 

Est-ce que la prise de parole de Judith Godrèche peut marquer un tournant dans le mouvement #MeToo au sein du cinéma français ? 

Je l’espère, évidemment ! Il est temps. Aux États-Unis, depuis l’affaire Weinstein, le problème est traité, reconnu et des peines ont été prononcées. En France, combien de victimes ont eu le courage de témoigner avec tout ce que cela comporte comme prises de risques pour leurs carrières et leurs vies privées et combien de prédateurs aux mécanismes sériels ont été dénoncés et continuent à vivre en toute impunité leurs vies, leurs travails, sous le regard de la société qui en parle comme de simples faits divers lors de dîners en famille et entre copains ? Mais ces femmes, avec ces classements sans suites, ces non-lieux (ce qui veut dire littéralement « qui n’a pas eu lieu », « qui n’a pas existé ») et la lenteur de la justice et ses manquements autour de ces sujets, vivent avec leurs cauchemars renvoyés sans cesse à leur figure. Lorsque ces hommes puissants ou connus continuent à vivre leur carrière aux yeux de tous comme si de rien n’était. C’est un affront de plus à ces femmes qui portent le poids des blessures en elles à chaque instant. C’est d’une injustice terrassante.

 

Voyez-vous des progrès ces dernières années ?

Dans notre industrie, on voit que la prise de conscience commence à se faire petit à petit. Notamment, par exemple, en faisant appel à des coordinateurs d’intimité pour les scènes de sexe dans les films. On commence lentement à être plus attentif à ces problèmes sur le plateau, mais, comme ce que je disais plus tôt, c’est ce qui se passe une fois les lumières des projecteurs éteintes qui est vraiment dangereux. Que ce soit dans notre cinéma, nos médias, notre gouvernement ou nos institutions, si des menteurs continuent à peupler ces endroits de pouvoir en toute impunité, l’omerta continuera de gangréner notre société. 

« La représentation du désir féminin et de la sexualité féminine a trop souvent été portée à l’écran par des hommes. » Anissa Bonnefont

 

De plus en plus d’actrices ont dénoncé des comportements passibles de poursuite de la part d’hommes… Comment expliquer que cette prise de parole soit plus vaste aujourd’hui qu’avant ?

Je crois qu’aujourd’hui ces prises de paroles s’inscrivent dans un mouvement féministe plus large et absolument primordial. Tant que les femmes n’auront pas accès aux mêmes responsabilités, aux mêmes jobs et aux mêmes salaires que les hommes, il y aura toujours un déséquilibre qui permettra ces relations d’emprise. Ça n’est plus possible. Tout est lié à mon sens. Les femmes ne veulent plus subir l’emprise. La société ne veut plus accepter l’impunité entourant les hommes connus ou puissants qui en bénéficient de manière quasiment automatique. Ça ne peut pas être qu’une lutte de femmes. Cela doit être une lutte commune pour vivre dans une société plus juste, pour protéger nos enfants, filles et garçons de cet ancien monde où les puissants, les protégés, « les entre-soi » auraient tous les droits et où les autres seraient tenus au silence…

 

Il y a eu aussi un problème de représentations des femmes au cinéma. Je pense au culte de la lolita à l’écran dans les 80 et 90. En quoi, selon vous, cela a pu être très négatif sur l’inconscient collectif des spectateurs ?

C’est ce que j’ai essayé de défendre avec mon film, La Maison avec Ana Girardot. La représentation du désir féminin et de la sexualité féminine a trop souvent été portée à l’écran par des hommes. Y compris par de grands cinéastes dont j’ai pu adorer les films, mais par des hommes. Il était important pour moi de réaliser un film qui parle du désir de la femme, de la liberté du choix de la femme quant à sa sexualité avec un regard de femme. Qui mieux que nous pour parler de cela ? Évidemment, un homme amène du fantasme dans ces questions et c’est normal. En tant que femmes, filmer le désir féminin, c’est autre chose, c’est raconter sa complexité. C’est aller plus loin, de manière plus complexe. Jamais dans mon film, il n’y a eu un plan de nu gratuit. Chaque scène de sexe faisait avancer la narration et était là pour une raison précise. Je les ai dirigées de la même manière que les autres scènes, en travaillant sur les émotions des personnages. Ce sont aussi des scènes où mes comédiens savaient parfaitement ce que je voulais et ce qu’ils porteraient ou pas comme vêtements. C’était très préparé afin que personne ne puisse se sentir mal à l’aise ou « abusé » ou minimisé dans ce que cela veut dire que de se mettre nu devant une équipe. 

 

Ce n’est hélas souvent pas le cas…

Trop souvent, j’ai entendu des comédiennes me raconter qu’elles étaient mal à l’aise car le réalisateur à la dernière minute demandait qu’on voit leurs poitrines ou ne les dirigeaient pas dans ces scènes, les laissant en roue libre. C’est impossible de faire ça ! C’est là que ça peut déborder. Tout commence par une simple question de respect et d’attention à l’autre. Si ces cinéastes imaginaient un instant leurs filles, leurs sœurs ou leurs mères dans une situation pareille, agiraient-ils de la même façon ? Je crois que, comme partout, il y a eu aussi et il y a encore des hommes qui savent et qui aiment raconter les femmes merveilleusement. Il y a aussi de plus en plus de cinéastes femmes qui aujourd’hui commencent à prendre de la place et à représenter la femme différemment au cinéma. C’est rassurant d’être témoin de cela, même si on est encore très très loin de l’égalité femmes/hommes dans notre industrie. Aujourd’hui, on voit des films de réalisatrices où les femmes sont racontées dans toute la beauté et la puissance de leur complexité. Il faut que ça arrête de faire peur.