Adèle Haenel retrace le parcours d’un fils d’ouvrier
Paru en 2009, l’essai “Retour à Reims” de Didier Eribon avait fait grand bruit et dynamité les records de vente pour les ouvrages du genre. Il abordait, entre autres, le parcours de transfuge de classe de son auteur qui en profitait pour revenir à ses racines et raconter son enfance dans un milieu ouvrier. Le cinéaste français Jean-Gabriel Périot l’a adapté cette année, au détour d’un film constitué d’archives où des extraits du texte sont dits par l’actrice Adèle Haenel.
Par Chloé Sarraméa.
À sa sortie, Retour à Reims avait fait grand bruit. On lisait pêle-mêle, dans les colonnes de la presse française, les termes les plus élogieux – de “passionnant essai” à “beau récit tendu” en passant par “formidable coming-out social”. Dix ans après sa parution – fait exceptionnel pour un essai sociologique –, le best-seller signé Didier Eribon fait encore parler de lui et a même été adapté deux fois en deux ans. En 2019, la star allemande Thomas Ostermeier en offre une relecture, bien que décevante, sur les planches du Théâtre de la Ville : il grime Irène Jacob en actrice chargée d’enregistrer, en live, le commentaire d’un documentaire en partie centré sur l’homosexualité masculine. Sur scène, se construisait ainsi une version cinématographique de l’ouvrage de Didier Eribon… Et cette adaptation aura réellement vu le jour cette année. À Cannes, le cinéaste Jean-Gabriel Périot a présenté à la Quinzaine des réalisateurs Retour à Reims [fragments], un long-métrage documentaire puissant et très réussi où le texte de l’ouvrage déclamé s’associe à des extraits de films, d’émissions télévisées ou de photographies d’archive.
Parfaitement intelligible, la voix d’Adèle Haenel glisse sur les images qui défilent. Son timbre n’est pas sépulcral, mais son ton, grave, l’est. Car le contenu visuel qu’elle commente est rarement joyeux, presque hermétique, souvent aussi déchirant qu’alarmant : des extraits du Joli Mai (1963), un documentaire de Chris Marker sur le basculement de la France post-guerre d’Algérie et de la cérémonie d’investiture de François Mitterand, des images de citoyens en colère à la fin du mandat de ce dernier, un discours de Jean-Marie Le Pen après que le Front National a recueilli 11% des suffrages aux élections européennes en 1984, puis des témoignages de Gilets jaunes lors de la naissance du mouvement en 2018 ou de Français luttant pour une démocratie plus juste… Et l’actrice reste impassible. Pourtant, à l’issue de la projection de Retour à Reims [fragments], il est presque impossible, pour le spectateur, de l’être lui aussi, tiraillé entre espérance ou totale désolation.
Si dans le livre, la trame de Retour à Reims prend des formes diverses – l’auteur analyse le monde social mais évoque aussi bien son homosexualité et la façon dont elle a été perçue par ses pairs –, le film de Jean-Gabriel Périot s’axe, à travers des bribes du récit intime de Didier Eribon, sur l’histoire du monde ouvrier français du début des années 50 à aujourd’hui. Adèle Haenel parle pour Didier Eribon, né en 1953 à Reims, qui a grandi dans une famille de la classe ouvrière. Il est le seul de sa fratrie a avoir obtenu le bac et, lorsqu’il part étudier à l’université, décide de travailler sur sa propre migration de classe et écrit notamment sur sa famille, peu à peu passée du vote communiste à celui pour le Front National. Puisant dans ce témoignage personnel de l’auteur, le cinéaste parvient à embarquer le récit vers une dimension encore plus universelle que ne comporte déjà l’ouvrage – et c’est là toute la magie du cinéma. Avec un travail minutieux de choix d’archives et surtout de montage – un talent qu’il avait déjà démontré à la sortie de Eût-elle été criminelle (2006), un documentaire sur l’épuration des femmes à la Libération –, Jean-Gabriel Périot parle de la France du prolétariat, occultant les passages trop incarnés de l’essai et laissant entrevoir, à l’aide de précieuses images, son actualité et donc, son futur. Il est incertain, précaire mais bel et bien grondant.
Retour à Reims [fragments] (2021) de Jean-Gabriel Périot, avec Adèle Haenel. Bientôt en salle et sur Arte.