7 films de réalisatrices hors pair à (re)découvrir au Centre Pompidou
Du 9 juin au 3 juillet, le Centre national des arts plastiques prête quelques trésors de sa collection à la cinémathèque du Centre Pompidou. Réunis au sein de la programmation “Féminin singulier, formes du réel”, 35 films de réalisatrices émergentes comme confirmées seront diffusés à travers 13 soirées thématiques. Documentaire intime, introspection humoristique, reportage surprenant… Numéro en retient 7 à ne surtout pas manquer.
Par Camille Bois-Martin.
1. Le plus explosif : “Saute ma ville” de Chantal Akerman
Avec ses films, la réalisatrice belge Chantal Akerman (1950-2015) a marqué l’histoire du cinéma moderne. Source d’inspiration pour de nombreux autres grands noms tel que Gus Van Sant ou Todd Haynes, son travail est traversé d’une verve féministe avant l’heure et traite de la vie de la femme à la fin du 20e siècle sous toutes ses coutures, des relations mère-fille aux questions de sexualité et d’identité. Projeté en séance d’ouverture de la programmation du Centre Pompidou, son premier court-métrage Saute ma ville, tourné dans un climat de contestation sociale en 1968, constitue une parfaite introduction à son œuvre, regroupant toutes ses grandes thématiques. Réalisatrice et unique actrice de ce film de 13 minutes, Chantal Akerman ne parle pas mais chantonne, mâchoire serrée, d’abord doucement, puis de manière de plus en plus plaintive. Comme si aucun mot ne pouvait traduire ses maux, son aliénation est présentée à travers l’action qui se déroule à l’image : la jeune femme rentre des courses dans une tour HLM de Bruxelles, grimpe mollement ses escaliers avant de jeter son chat sur le balcon et de s’enfermer dans sa cuisine. Débute alors un enchaînement de scènes tragi-comiques, où Chantal Akerman force le rire sous lequel perce encore une pointe d’inquiétude : elle scotche sa porte, étale sa vaisselle au sol et lance dessus un seau d’eau savonneuse, cire ses chaussures, ses chevilles et ses mollets, s’étale de la mayonnaise sur le visage… Représentation totalement absurde des tâches de la ménagère des années 60, le court-métrage dénonce cette condition qui semble faire perdre la tête au personnage. On ne révélera pas la fin et la morale de l’histoire… Pour la connaître, précipitez-vous sur ce court-métrage engagé qui a conservé toute la force explosive de la colère dont il émane.
“Saute ma ville” de Chantal Akerman (1968), projeté le 8 juin à 20h au Cinéma 1 du Centre Pompidou, Paris 4e.
2. Le plus intime : “Portraits filmés (14 souvenirs)” de Valérie Mrejen
Du début des années 80 au milieu des années 2000, la caméra devient un objet intime. Chacun se l’approprie, fige en photographie ou en vidéo ses souvenirs – à commencer par les artistes. Nan Goldin capture le quotidien tragique de ses amis, Cindy Sherman s’auto-photographie déguisée… Dans cette inclination à la mise en récit de sa propre vie et de celle son entourage, l’artiste et romancière française Valérie Mréjen réalise en 2002 son court-métrage intitulé Portraits filmés (14 souvenirs). Pour le tourner, elle fait appel à ses amis et connaissances en leur demandant de lui raconter, assis face-caméra, un souvenir récent ou ancien, marquant ou anodin mais qui, pour eux, a un sens. Une femme raconte l’euthanasie ratée d’un têtard éventré par une écrevisse, un homme décrit le souvenir de son tapis recouvert de “kilos de paillettes” un lendemain de soirée queer à Sydney, un autre raconte le suicide d’un voisin après un repas chez lui… Sans queue ni tête et sans lien entre elles, ces petites histoires nous plongent dans l’intimité d’inconnus et, sans image hormis le visage de celui ou celle qui parle, laissent libre-cours à l’imagination du spectateur. Projeté dans le cadre du cycle “Théâtre de la parole” du Centre Pompidou, ce court-métrage de Valérie Mréjen interroge la puissance de nos mots et s’inscrit dans la lignée de ses autres réalisations, qui filment également des personnes en train de raconter leur vie – dans La peau de l’ours (2012) des enfants racontent le mot le plus long qu’ils connaissent ; dans Sympa (1998), une jeune femme relate ses expériences les plus “sympas”… Sans introduction ni conclusion, Valérie Mréjen déroule un récit de l’intime vibrant de sincérité.
“Portraits filmés (14 souvenirs)” de Valérie Mréjen (2002), projeté le 17 juin à 17h, cycle “Théâtre de la parole” au Cinéma 2 du Centre Pompidou, Paris 4e.
3. Le plus politique : “Safeguard Emergency Light System” de Bertille Bak
Comment parvenir à se faire entendre quand personne n’accepte de nous écouter ? Dans le quartier thaïlandais de Din Daeng à Bangkok, des habitants protestent en silence. Filmés en 2010 par l’artiste française Bertille Bak, ces derniers sont menacés d’expulsion, sans solution de relogement. À défaut de pouvoir chanter, ils interprètent un hymne révolutionnaire à travers des signaux lumineux, émis la nuit depuis la fenêtre de leur immeuble. Dans ce court-métrage intitulé Safeguard Emergency Light System, la plasticienne filme cette partition cryptée et silencieuse. Sans cri ni violence, la colère des habitants est palpable, entrecoupée d’images ajoutées par l’artiste montrant leur immeuble en train de s’effondrer. Habituée à observer et à analyser des communautés, Bertille Bak maîtrise l’art de les raconter – elle capture notamment en 2012 le quotidien d’un groupe tsigane à Ivry-sur-Seine, suit une communauté d’immigrés polonais à New York un an plus tôt. Ici, son propos est servi par un montage aussi simple qu’efficace : ni musique, ni voix-off, pour laisser la réalité crue se manifester.
“Safeguard Emergency Light System” de Bertille Bak (2010), projeté le 14 juin à 20h, cycle “Corps performatifs” au Cinéma 1 du Centre Pompidou, Paris 4e.
4. Le plus passionnel : “La Ballade de Genesis et Lady Jaye” de Marie Losier
“I said to the universe : if you find a way to make end with this woman, I’ll stay with her forever” (“J’ai dit à l’Univers : si tu trouves un moyen pour que je finisse avec cette femme, je resterai avec elle pour toujours”) promet l’artiste et musicienne Genesis Breyer P-Orridge à propos de sa femme Lady Jaye, toutes deux filmées par Marie Losier dans son documentaire La Ballade de Genesis et Lady Jaye sorti en 2011. Passionnément amoureuses, ces dernières sont si consumées par leurs sentiments qu’elles décident de fusionner, de ne faire, littéralement, plus qu’une. Connue pour sa musique industrielle novatrice dans les années 70 puis pour ses performances subversives, Genesis Breyer P-Orridge montre en effet, face à la caméra, qu’elle ne reculera devant rien par amour. Au début des années 2000, elle commence ainsi une série d’opérations risquées afin de ressembler trait pour trait à sa femme et de n’exister plus qu’à travers elle. Adepte de ce type de portraits filmés, la réalisatrice française Marie Losier compile pendant une heure des vidéos et photos capturées durant ses nombreuses années passées à leurs côtés, les montrant dans l’intimité de leur maison, dans le bus, à un bal… À ces images, elle superpose des enregistrements de leurs voix, en train de raconter l’évolution de leur histoire, aussi unique que tragique.
“La Ballade de Genesis et Lady Jaye” de Marie Losier (2011), projeté le 14 et le 24 juin à 20h, cycle “Corps performatifs” au Cinéma 1 puis au Cinéma 2 du Centre Pompidou, Paris 4e.
5. Le plus ironique : “Pleure ma fille, tu pisseras moins” de Pauline Horovitz
Dans le cadre de sa programmation “Féminin singulier, formes du réel”, le Centre Pompidou dédie à Pauline Horovitz non pas un mais deux soirs de projection, où seront présentés sept de ses réalisations. Notamment, son premier long-métrage, Pleure ma fille, tu pisseras moins (2011), qui pose les bases de sa future carrière. Récompensé par une Étoile de la Scam en 2013, ce film met en scène la réalisatrice française et sa famille. D’ailleurs, la scène d’ouverture montre son père (principal sujet de ses premières réalisations) en train de choisir la chemise qui s’assortira le mieux avec le fond tapissé devant lequel Pauline Horovitz s’apprête à le filmer. Cet échange banal, adorable et drôle – lui est nonchalant, peu convaincu de sa mission ; elle adopte un ton sérieux, préoccupée par le rendu final – annonce le ton du long-métrage : sincère et profondément ancré dans le réel. S’ensuit un souvenir d’enfance à propos de sa sœur et d’un short jugé trop court…Subrepticement, Pauline Horovitz commence à questionner, au travers de son vécu, la construction de sa féminité. Comment elle a commencé à se maquiller, à interpréter la répartition des tâches à la maison, à avoir une sexualité… Pour cela, elle s’adresse à sa tante, ses cousines, sa mère, sa fratrie, et décrypte toute sa vie, avec beaucoup d’humour et d’ironie.
“Pleure ma fille, tu pisseras moins” de Pauline Horovitz (2011), projeté le 16 et le 22 juin à 20h, cycle “Pauline Horovitz : premières personnes” au Cinéma 1 puis au Cinéma 2 du Centre Pompidou, Paris 4e.
6. Le plus engagé : “Les Bosquets” de Florence Lazar
À elle aussi, le Centre Pompidou dédie tout un cycle. Documentariste française hors pair, Florence Lazar filme et photographie, dans divers pays, la révolte en germe dans le présent résultant d’un silence trop longtemps gardé dans un passé douloureux : la résistance des “femmes en noir” en Serbie (2002), l’opposition à la monoculture de la banane menée par un collectif d’agriculteurs en Martinique (2019)… ou encore les émeutes, en 2005, des habitants de Clichy-sous-Bois-Montfermeil, sur lesquelles elle enquête en 2011 dans son film Les Bosquets. Alors qu’une résidence du même nom doit être construite dans la ville, une large contestation éclate : le PRU (projet de rénovation urbaine) entend tout démolir pour tout réorganiser et reconstruire. Sous-entendu : certains de ses habitants n’y seraient plus les bienvenus. À l’époque, les chaînes d’information en continu diffusent des images violentes de manifestants désespérés, prêts à tout pour conserver leur maison. Dans son documentaire, Florence Lazar , elle, prend le contre-pied total de ce point de vue. Rompant avec ce cliché, elle montre à l’inverse une population calme, qui, entre deux chantiers, profite paisiblement de quelques carrés d’herbe en sursis pour jouer aux cartes ou profiter du soleil, comme si rien n’avait changé hormis le paysage. Elle les interroge sur leur quotidien, leur relation à leur habitat et leur laisse la parole, chacun étant libre de se confier à son micro ou de suivre le cours de sa vie. En ressort un portrait apaisé, sur fond d’un immense chantier encore loin d’être terminé.
“Les Bosquets” de Florence Lazar (2011), projeté le 19 juin à 20h et le 3 juillet à 17h, cycle “Florence Lazar : politique du paysage historique” au Cinéma 2 du Centre Pompidou, Paris 4e.
7. Le plus écolo : “Há terra !” de Ana Vaz
Une jeune fille au tee-shirt fluo court dans les hautes herbes de la région du Sertão, au Brésil. La caméra tremble, passe d’un coup sec de gauche à droite, plonge vers le sol avant de remonter vers le ciel… Filmé par Ana Vaz, le court-métrage Há terra ! (2016) plonge son spectateur, selon les mots de la réalisatrice brésilienne, dans “une course-poursuite”, oscillant “entre personnage et terre, terre et personnage, prédateur et proie”. Comme si elle traquait la jeune fille, sa caméra nous immerge dans le paysage de l’arrière-pays du nord-est brésilien, un territoire semi-aride où se croisent des guépards, des civilisations autonomes et des étendues d’herbe à perte de vue. En fond sonore, un homme crie “Há terra ! Há terra !” (“Il y a de la terre”), convoquant le souvenir des conquêtes coloniales et de l’exclamation : “Terre en vue !” avant d’amarrer sur la côte d’un nouveau pays. Invitant à découvrir le paysage au gré des pas du personnage filmé, Ana Vaz souligne toute la beauté de celui-ci, autant que la nécessité de le préserver – notamment des projets du maire d’une ville voisine, qui menace d’envahir ces terres de nouvelles constructions…
“Há terra !” de Ana Vaz (2016), projeté le 16 juin à 17 et le 1er juillet à 20h, cycle “L’art de la mémoire” au Cinéma 2 du Centre Pompidou, Paris 4e.
“Féminin singulier, formes du réel”, du 9 juin au 3 juillet 2023 à la Cinémathèque du Centre Pompidou, Paris 4e.