Rencontre avec Marc Newson : le designer star dévoile sa dernière création à Paris
Le plus célèbre des designers, qui a notamment participé à la création de l’Apple Watch, présente à la Galerie kreo jusqu’au 20 novembre sa nouvelle collection d’étagères modulables Quobus. Plus qu’une bibliothèque, un véritable objet d’art nourri par les thèmes chers au créateur : de la ligne graphique aux jeux entre vide et plein.
Interview par : Thibaut Wychowanok.
Numéro : Alors que vous avez travaillé sur presque tous les types d’objets, vous n’aviez bizarrement jamais imaginé de bibliothèque avant 2015…
Marc Newson : J’ai vécu la plupart de ma vie comme un étudiant. Toutes mes affaires étaient rassemblées dans des valises que je traînais avec moi à travers le monde. Je réfléchissais depuis longtemps à l’objet étagère mais, pour dire la vérité, je n’en avais pas un besoin impérieux. Et chaque projet commence toujours par moi. Pas dans une perspective égoïste, mais parce que je suis un consommateur comme n’importe qui. Pour penser un objet, j’ai besoin en premier lieu d’en ressentir le besoin. La question que je me pose est toujours la même : de quelle manière devrais-je consommer ? Je n’entends pas seulement par-là la manière dont je veux dépenser mon argent, mais surtout la manière dont je veux me comporter – philosophiquement – en tant que consommateur.
Alors pourquoi créer un nouvel objet, une nouvelle étagère ?
Le rôle du designer est de permettre au consommateur d’avoir le choix. C’est ce que j’aime dans le design, contrairement à l’architecture. L’architecture vous impose une structure permanente. La pièce de design, qu’elle soit bonne ou mauvaise, vous donne le choix. Vous pouvez vivre avec ou la déplacer. Il en existe toujours différentes versions qui s’ajustent aux goûts des gens. Car le goût n’est pas quelque chose que vous pouvez imposer ou uniformiser. En tant que designer, vous pouvez enrichir cette palette de choix. Et, dans mon cas, j’espère offrir un choix d’une haute exigence. J’aime par exemple les objets qui n’ont pas de durée de vie programmée et qui s’insèreront pour toujours dans votre paysage quotidien. J’ai conscience que peu de gens ont les moyens de s’offrir certaines de mes réalisations, mais j’espère qu’elles en valent la peine. Est-ce qu’un objet à vraiment besoin d’être créé ? La réponse est souvent non. Il faut accepter de dire non souvent. Aujourd’hui, les gens ont intégré que tout objet leur était accessible, parce qu’il existe toujours une version de l’objet à bas prix. Ce tout-accessible pose un problème : ces objets cheap ne sont pas conçus pour perdurer.
Néanmoins, vous avez également travaillé sur des objets plus accessibles financièrement…
Oui, l’Apple Watch est la montre la plus produite au monde et dans l’histoire. Toutefois elle demeure chère pour beaucoup. Mais j’aime cette idée de créer de la valeur, pas dans un sens monétaire mais émotionnel. Vous regardez un objet et cela vous rend plus heureux. Il vous parle. Ce n’est pas un produit “pauvre” en train de mourir devant vos yeux.
Qu’est-ce que le design vous a fait après tant d’années ?
Il a fait de moi quelqu’un de très obsessionnel. Ce qui m’intéresse dans le design n’est pas de collectionner les objets ou de créer toujours plus, mais d’apprendre, encore et encore, sur les matériaux et les process. Cela forme une accumulation de savoirs qui me permet de faire les choses que j’ai envie de faire.
Et qu’en est-il de ces étagères-bibliothèques réalisées à partir de modules ?
Il est arrivé un jour où j’ai posé mes valises. Et où j’ai eu besoin d’un objet où disposer mes affaires (rires). Et les éditions Taschen m’ont aussi demandé de créer un système pour disposer leurs livres. C’était un problème plus difficile qu’il n’y paraît. La maison d’édition possède quelque chose comme 5 000 livres de différentes tailles, des petits, des grands, des énormes… C’est incroyablement lourd. Un mur de livres peut peser jusqu’à 100 kg. Il fallait que je trouve une solution qui soit solide et qui demeure belle malgré tout. J’en suis arrivé à cette solution de bibliothèque modulaire, capable de s’adapter à différentes configurations, comme un jeu de construction, selon que vous choisissiez de réunir un, deux, quatre, huit… modules et de les poser à l’horizontale ou à la verticale.
Les étagères Quobus présentées à la galerie kreo préservent ce principe de modularité tout en proposant une nouvelle collection très différente, réalisée en émail, avec des rivets en laiton. Des matériaux nobles qui travaillent à faire de l’étagère un objet en soi…
Le choix de l’émail représente un challenge important car il n’y a peut-être que deux usines, l’une en France l’autre en Belgique, qui sont capables de réaliser le travail demandé. Contrairement à il y a un siècle, plus personne ne veut utiliser ce matériau trop particulier. Il s’agit de verre en réalité. Et le verre est très fragile. Mais j’aime l’émail parce que sa couleur ne ressemble en rien à de la peinture. Il se joue une véritable alchimie dans le four. Vous y placez du bleu et cela devient du gris. Le mauve devient vert.
Pourquoi avoir limité la palette de couleurs des étagères à 5 ?
J’étais attiré instinctivement par ces couleurs. Et j’aime la qualité que leur procure l’émail : les couleurs sont pastel… en réalité, d’une tonalité plus sophistiquée encore que le pastel. Le noir lui-même se transforme en charbon. Elles ont une véritable profondeur.
De face, les courbes des modules forment comme des traits noirs, ceux d’un dessin que vous auriez réalisé au feutre. Les étagères disparaissent derrière ce trait minimaliste. Comme souvent dans votre travail, on retrouve cette idée du visible et de l’invisible, du jeu entre plein et vide, d’apparition et de disparition de l’objet…
J’aime l’idée que l’objet est une présence, qu’il puisse exister dans une pièce par lui-même. Mais aussi qu’il disparaisse lorsque des livres ou des objets sont posés dessus. Ils prennent alors la place principale, et l’on perd un peu de la bibliothèque. C’est une qualité à mon sens. J’aime aussi que l’objet modifie ainsi la perception que vous avez de l’espace. Si vous placez la bibliothèque au milieu de la pièce, vous créez un effet de transparence. Il n’y a pas d’orientation, ni haut ni bas, ni bon ou mauvais côté. Cela offre aussi des possibilités architecturales. Vous pourriez l’utiliser pour séparer une pièce. J’aime cette idée de séparer des espaces grâce à un objet.
“Quobus” by Marc Newson, Galerie kreo, Paris. Jusqu’au 20 novembre 2021.
Une exposition jumelle se tient également à la Galerie kreo à Londres jusqu’au 20 novembre 2021.