L’artiste John M. Armleder célébré aux quatre coins de la ville de Genève
A 76 ans, le célèbre artiste suisse John M Armelder est l’auteur d’une œuvre extrêmement variée qui remet sans cesse en question les hiérarchies esthétiques. Cet hiver, trois expositions de dessins et de peintures sont organisées à Genève, dont deux au musée Barbier-Mueller et à la galerie Lovay Fine Arts, jusqu’au 5 janvier et une à la galerie Olivier Varenne, jusqu’au 23 mars 2025.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
John M. Armleder, un artiste qui bouleverse les codes de l’art
L’hiver est chargé pour le légendaire John M. Armleder qui expose à Genève et sort un nouveau livre chez Three Star Books. Le prolifique artiste n’a cessé de produire une œuvre diverse et abondante qui remet constamment en question la notion de valeur esthétique.
Avec lui, tout est possible, et il nous contraint systématiquement à réévaluer nos critères de jugement liés aux notions de goût, de catégories, d’histoire de l’art, etc. Sa série Furniture Sculpture – dans laquelle il combine des tableaux abstraits avec des pièces de design, de mobilier… – est sans doute l’une des propositions les plus pertinentes pour interroger la hiérarchie entre les divers champs esthétiques, mais aussi les liens et les oppositions historiques entre l’art et le décoratif, sans oublier les questions liées à la scénographie.
De même, papier peint, logos, boules à facettes, paillettes et laques de carrosserie s’entrechoquent dans ses séries de Puddles Paintings, réalisées sur des toiles posées à même le sol, ou de Pour Paintings, des coulures verticales produites au hasard, qu’il présente à la galerie Almine Rech de Monaco. Nous avons rencontré cet artiste qui ne se sent pas responsable de ce qu’il fait et se considère juste comme un passeur, un trait d’union entre l’art et le spectateur.
Rencontre avec l’artiste John M. Armleder, exposé aux quatre coins de Genève
Numéro : Pouvez-vous nous parler rapidement de votre parcours, d’où vous venez, qu’avez-vous étudiez et dans quelle mesure le contexte dans lequel vous avez grandi vous a-t-il influencé ?
John M. Armelder : Je ne sais pas si on peut vraiment parler comme ça. Je suis né à Genève où ma famille possédait un hôtel [le mythique palace Le Richemond, désormais fermé]. Ma mère était américaine, mais elle a toujours vécu en Europe et entretenait de nombreux contacts avec le milieu de l’art et avec des collectionneurs comme Peggy Guggenheim. Elle m’a emmené dans les musées dès mon plus jeune âge.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ? Comment s’est déclenchée votre vocation ?
Je parle toujours de ma première épiphanie. J’avais 3 ans, et nous étions allés visiter Florence. Cette grande émotion que j’ai ressentie s’est produite dans un ancien couvent [le couvent de San Marco], où il y avait des petits dessins sur les murs réalisés par les moines, et où se trouvait aussi une peinture de Fra Angelico représentant l’archange Gabriel qui vient annoncer l’arrivée du Christ. J’avais seulement 3 ans, mais je me rappelle parfaitement que l’archange possédait une aile polychrome qui m’a totalement fasciné. Ma mère m’a retrouvé devant la peinture et m’a dit que j’avais des larmes dans les yeux. Je peux également citer un second moment important. Nous sommes alors aux États-Unis, toujours avec ma mère, en 1956. À ce moment-là, j’ai 8 ans. Nous visitons le MoMA et elle me retrouve devant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, et je lui dis : “Ah ben, tu vois, ça, c’est de l’art moderne. C’est ce que je veux faire plus tard.” Nous sommes passés du polychrome total au modernisme, au monochrome.
“Je suis né en 1948, juste après la guerre, et je suis donc en quelque sorte un hippie gauchiste.”
John M. Armleder
Où avez-vous étudié ?
J’ai toujours été un très mauvais étudiant et je n’ai pas eu mon bac. Je suis allé à l’École des beaux-arts de Genève, qui, à l’époque, était très académique. Juste à côté il y avait le musée d’Art et d’Histoire, et on nous disait que l’on pouvait aller y copier des toiles de maître, comme au Louvre. Je me disais que cela ne se faisait plus, et c’est pourtant ce que j’ai fait. J’ai copié des Konrad Witz et des Ferdinand Hodler. C’est tout ce que j’ai fait comme études.
Quel était le contexte de l’époque ?
Je suis né en 1948, juste après la guerre, et je suis donc en quelque sorte un hippie gauchiste. Quand je suis sorti de l’École des beaux-arts, j’ai refusé de faire mon service militaire, et j’ai passé sept mois dans une vieille prison. J’y ai appris plus de choses sur le comportement humain que n’importe où ailleurs sans doute.
Vous utilisez une vaste panoplie de médiums dans la production de vos œuvres : peinture, vidéo, sculpture, installation, performance, etc. Comment naviguez-vous entre eux ? Une pratique revêt-elle à vos yeux plus d’importance qu’une autre ?
Non, pas du tout. Je pense qu’il y a une équivalence totale entre toutes les manières de produire une œuvre. Tout jeune, j’ai fait beaucoup de travaux sur papier, des dessins, mais à un certain moment j’ai commencé à diversifier mes supports d’expression, et ensuite j’ai persisté dans cette manière de travailler. Il y a des artistes qui passent d’une période à l’autre et qui ne font jamais de retour en arrière, comme Picasso, et d’autres qui commencent une chose et qui la continuent toute leur vie, comme Picabia. Je suis dans cette tradition-là.
Quelle est l’importance de l’atelier pour vous ? Avez-vous une pratique quotidienne ?
Depuis quelques années, j’ai un atelier que je partage avec l’artiste Mai-Thu Perret, mais pendant longtemps je n’en ai pas eu. En plus d’y produire des œuvres, j’y ai installé mes archives et ma bibliothèque, ainsi que nombre d’anciens travaux que je stocke à cet endroit.
Une carrière prolifique depuis les années 60
Vous présentez cet automne trois expositions à Genève, dont une commune à deux galeries avec lesquelles vous n’avez pas l’habitude de travailler, et une troisième au musée Barbier-Mueller. Que pouvez-vous nous en dire ?
Je propose une exposition rétrospective de dessins chez Olivier Varenne, son père était un galeriste important. Quand je suis arrivé dans cet atelier, nous avons fait l’inventaire de mes stocks et nous avons trouvé beaucoup de travaux sur papier de différentes périodes. Ce fonds contient des œuvres qui vont des années 60 jusqu’à aujourd’hui, bien que désormais j’en fasse rarement. Chez Balthazar Lovay, il s’agit d’un projet qui date des années 70. À cette époque, quand je me promenais dans la rue, je ramassais des cartes à jouer qui avait été perdues. Ces cartes, je les ai rassemblées et j’en ai fait des collages. Et il y a aussi des boites qui ressemblent à des petites vitrines qui font penser à des œuvres de Joseph Cornell ou de George Brecht.
Au musée Barbier-Mueller, il s’agit cette fois d’une collaboration. La conservatrice de cette institution a créé un dialogue entre des œuvres de sa collection et mon travail, en cherchant notamment à mettre en évidence des relations formelles avec mes pièces en verre, dont la plupart ont été réalisées à Murano il y a une quinzaine d’années. Toute l’exposition est fondée sur cette idée de transparence, qui est également un peu duchampienne. L’œuvre majeure de Duchamp, Le Grand Verre, a été brisée. L’artiste a décidé que la brisure faisait partie de l’œuvre et n’a jamais cherché à la réparer. Cette proposition m’a toujours paru sympathique… Enfin, chez Almine Rech, je montre des coulures. Il y a un côté performatif dans la réalisation de ces œuvres, car je jette la peinture sur la toile. En général, je décide d’un format, j’achète un certain nombre de couleurs et j’épuise le stock sur la toile avec des couleurs qui ne sont pas nécessairement miscibles. Cela engendre des réactions chimiques absolument incontrôlables, et c’est ce qui m’intéresse. Au final, je ne choisis rien, c’est la toile qui me choisit et cela a toujours été ma position.
“Une œuvre n’est jamais terminée, parce qu’elle est prise en charge par le regardeur, et elle devient alors autre chose.”
John M. Armleder
Quel est votre intérêt pour les questions d’agencement ?
Souvent, j’ai le sentiment que l’agencement se suffit à lui-même. D’une certaine manière, la mise en place de l’œuvre est l’œuvre, et il n’est besoin de rien d’autre. Lors de mon exposition au musée Fernand-Léger à Biot, en 2014, J’ai présenté quelques toiles que j’avais produites sur place, qui reprenaient des détails de certaines peintures de Léger, de son époque abstraite. Mais entre ces toiles, il y avait aussi des fantômes de toiles, parce que sur les murs, qui n’avaient pas été nettoyés, il y avait des carrés vides qui révélaient que d’autres œuvres avaient précédemment été montrées ici, comme des empreintes de leur présence passée. Ainsi, ces empreintes sont devenues des œuvres, mais cela n’a pas duré car les murs ont été repeints peu après.
Comment savez-vous qu’une œuvre est terminée ?
Une œuvre n’est jamais terminée, parce qu’elle est prise en charge par le regardeur, et elle devient alors autre chose. Et dans le fond, elle n’est peut-être aussi jamais commencée. Cette idée d’encadrement de l’œuvre, qui suggère qu’elle est terminée par rapport à son histoire, c’est une chose qui ne m’intéresse pas trop. Dans certains cas, on retrouve des dessins, ou des peintures, qu’on va recomposer dans des ensembles qui ne sont pas ceux d’origine. Et pour les gens qui vont les regarder, le contexte va changer et ils vont peut-être les utiliser différemment. Ces transitions sont des choses qui arrivent tout le temps, et il serait donc totalement vain d’essayer de définir la finalité d’une œuvre selon les exigences théoriques Je pense toujours que ce que j’ai fait, si je ne l’avais pas fait quelqu’un d’autre l’aurait fait. D’une certaine manière, tout a déjà été fait et sera aussi refait plus tard.
Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez transmettre ? Dans quelle histoire aimeriez-vous inscrire votre travail ?
Non, je n’ai jamais pensé à ça, et je crois que cela se met en place tout seul, et que cela évolue avec le temps. Je ne crois pas du tout à l’idée “historique” d’un courant qu’un artiste serait censé représenter. De toute façon, je suis un artiste comme un autre, un artiste moyen qui fait des œuvres moyennes, et les gens peuvent en faire ce qu’ils veulent. Je crois qu’une chose prétendument importante peut devenir, au fil du temps, une chose négligeable, et inversement.
Exposition “Transparents de John M. Armleder”, jusqu’au 5 janvier 2025, au musée Barbier-Mueller, Genève, www.barbier-mueller.ch.
Exposition “Soubresauts 1 de John M. Armleder”, jusqu’au 5 janvier 2025, à la galerie Lovay Fine Arts, Genève, www.lovay.ch.
Exposition “Soubresauts 2 de John M. Armleder”, jusqu’au 23 mars 2025, à la galerie Olivier Varenne, Genève, www.varenne.art.