Pourquoi il ne fallait pas rater l’exposition de la fondation Beyeler cette saison
Avec son exposition estivale, l’institution suisse n’a pas seulement proposé le casting d’artistes contemporains le plus excitant de la saison, elle a surtout repensé l’idée même du group show pour en offrir une version libérée des codes institutionnels, mutante, jouissive et entertaining. La collection y était notamment ré-accrochée en permanence, comme un puzzle vivant et mouvant, osant les rapprochements esthétiques les plus inattendus, mais pas les moins pertinents.
Par Thibaut Wychowanok.
Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, 2024. Collection on the Move. © Roni Horn; Josef Albers and Anni Albers Foundation; Mondrian/Holtzman Trust c/o HCR International Warrenton, VA USA; Ellsworth Kelly; 2024, ProLitteris, Zurich. Photo: Mark Niedermann
Une exposition sur le futur des échanges entre les artistes
L’exposition de la fondation Beyeler, ouverte du 19 mai au 11 août 2024, aura plus que d’autres marqué les esprits. Difficile de la circonscrire à un concept pour autant. Son titre fut ainsi mouvant, évoluant d’une semaine à l’autre (de Dance with Daemons à Melting Mirrors). Comme s’il fallait remettre en question jusqu’à l’idée de titre pour ouvrir au maximum les significations et les interprétations d’une exposition. “Est-ce que cela a encore du sens de faire un group show aujourd’hui dans une institution ?” s’interrogeait dans un talk Philippe Parreno, l’un des artistes invités. Avant de continuer : “C’est ce que nous voulions questionner tous ensemble, questionner ce format, c’est-à-dire le format de la conversation entre artistes, et voir s’il a encore un futur.”
C’est ce à quoi se sont donc attelés la trentaine de commissaires (de Hans Ulrich Obrist à Mouna Mekouar), artistes (des figures internationales Wade Guyton, Tino Sehgal, Rirkrit Tiravanija, Pierre Huyghe aux jeunes stars Ian Cheng, Michael Armitage ou Rachel Rose), philosophes, poètes et architectes. Car si toute exposition a une règle du jeu, la première de celle initiée avec le soutien de la LUMA par Sam Keller, le directeur de la fondation Beyeler, semble bien être de défendre une certaine idée du collectif : l’exposition appartient aux artistes et à leurs conversations libres – pas au musée. Une conversation libérée des contraintes institutionnelles et de ses règles usuelles.
Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, 2024. © Rudolf Stingel; Succession Alberto Giacometti; The Estate of Francis Bacon; 2024, ProLitteris, Zurich. Photo: Mark Niedermann
Les artistes auront ainsi pu investir tous les espaces, des jardins aux toilettes, délaissant les habituels segmentations des espaces et leur hiérarchie de valeur. Les artistes de la collection auront ainsi pu être accrochés en se libérant des codes muséaux. Côte-côte, comme si elles ne formaient plus qu’une œuvre mutante, on a ainsi trouvé la peinture figurative actuelle d’un Michael Armitage, des fleurs de Warhol et un Rousseau sublime (les 2 derniers étant certainement des références pour le premier). Ailleurs, une sculpture de Giacometti gâche la vue d’un Francis Bacon, à moins qu’elle n’appartienne désormais à la toile, elle-même accouplée avec un Rudolf Stingel.
La peinture du XXème forme dans une autre salle une cascade de toiles. Les rapprochements sont intellectuels ou esthétiques, libérés en tous les cas de tout principe autoritaire. Cette accrochage musicale et chorégraphiée – les œuvres sont déplacées ou échangées régulièrement – est l’œuvre de Tino Sehgal. Délaissant les parcours scolaires, thématiques ou chronologiques, cette symphonie ose les associations libres, heureuses ou malheureuses (qu’importe tant qu’il y a expérimentation), offrant une approche décomplexée de l’art, ouvrant la voie à des rapprochements visuels ou fantasmés, à des histoires entre artistes inédites et adultérines. L’imagination est aux commandes dans ce grand (anti)-système d’accroche aussi fou que génial.
Hors de l’accrochage de Tino Sehgal, “la règle du jeu au départ, c’était que chaque artiste apporterait son daemon” explique de son côté le commissaire Hans Ulrich Obrist. “C’est-à-dire ce qui le traverse mais ne lui appartient pas” ajoute Philippe Parreno. Cela offrait à la fondation de grand moment opératique et surréaliste. Un épais brouillard envahit par magie les jardins (une installation de la Japonaise Fujiko Nakaya) jusqu’à atteindre la serre habitée par les œuvres de Precious Okoyomon : un petit paradis si ce n’est que les fleurs plantées sont toxiques. L’exposition bat au rythme du temps et des espaces comme un organisme vivant dont il est souvent difficile de distinguer si les démons comme autant de virus qui le traversent et l’hybrident sont malicieux ou bienveillants.
Qu’en est-il de la pilule que nous invite à prendre Carsten Höller pour nous éveiller à une autre conscience du lieu ? Placebo ou promesse d’ecstasy ? On la trouve quoiqu’il en soit face à la vidéo (à voir avec des lunettes 3D) de Cyprien Gaillard ou face à celle de Ian Cheng, ou encore en rencontrant les sculptures cyberpunk d’Adrian Villar Rojas. Tout est mutant, transitoire, incertain, formant un manifeste d’une pensée autre et nécessaire sur le monde contemporain. Et pour le futur des expositions.
Exposition “The Richness of Going Slowly”, jusqu’au 11 août 2024 à la Fondation Beyeler, Suisse.
Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, 2024. Adrián Villar Rojas, The End of Imagination VI, 2024. Live simulations of active digital ecologies, and layered composites of organic, inorganic, human and machine-made matter, courtesy the artist. © Adrián Villar Rojas. Photo: Mark Niedermann