11 oct 2017

Tout ce qu’il faut savoir sur Irving Penn

Irving Penn était un homme discret. On connaît, certes, quelques photos de lui, de très rares autoportraits, et aussi un certain nombre de clichés capturés lors de ses prises de vue. À la messe de son enterrement, en octobre 2009, sa famille éditera une petite brochure comportant une douzaine de portraits qui le montrent au travail. Dans ce livret, aujourd’hui très recherché par ses fans, figure aussi la liste des intervenants de son éloge funèbre. Parmi eux, sa fidèle styliste Phyllis Posnick, mais aussi Anna Wintour et Issey Miyake – preuve que la mode a joué un rôle important dans son œuvre.

Girl with Tobacco on Tongue (Mary Jane Russell), New York, 1951. Épreuve gélatino-argentique, 37,5 × 36,5 cm.

Au départ, Penn n’était pourtant pas un photographe de mode. Il fut recruté chez Vogue en 1943 en tant portraitiste par le directeur artistique Alexander Liberman. Il a ainsi immortalisé la scène artistique new-yorkaise, enrichie, ces années-là, par tous les Européens qui avaient fui le nazisme. Liberman lui fournira un studio et quelques assistants. Un studio sans lumière du jour, juste deux ou trois spots braqués dans une seule direction, conformément à sa devise : Il n’y a qu’un soleil !

 

Auparavant directeur artistique des magasins Saks, il avait l’habitude de travailler avec trois fois rien. Pour son studio, il imaginera un angle fait de deux murs de bois plus ou moins largement ouverts… C’est là qu’il fera poser ses modèles, qui sembleront coincés et auront parfois l’air de supplier le photographe. Le couturier Charles James réussit à y caser un mannequin en bois portant l’une de ses créations, tandis qu’allongé sur le sol, il regarde l’objectif. Elsa Schiaparelli, quant à elle, essaye de fuir, et Igor Stravinsky y tend l’oreille… C’est également là qu’Irving Penn réalise ses premières images de mode comme Mrs. Amory Carhart, New York, 1947, montrant la mannequin en robe de mariée, triste, son bouquet à la main.

 

En 1948, Liberman l’envoie au Pérou, un pays à la mode avec la sortie du best-seller Lost City of the Incas, qui raconte la découverte accidentelle du Machu Picchu en 1911. Penn s’envole de New York avec Babs Simpson, qui deviendra sa styliste pendant de longues années, des valises de vêtements et une nouvelle mannequin, Jean Patchett. Le résultat sortira le 15 février 1949 – une histoire de mode racontant le séjour d’une Américaine à Lima. De cette série, une image deviendra iconique et passera à la postérité : Cafe in Lima (Jean Patchett). Ce sera pourtant son premier et dernier shooting de mode en extérieur.

Mouth (for L’Oréal), New York, 1986. Dye Transfer, 1992, 47,6 x 46,7 cm.

Penn est un photographe complet qui s’illustre à travers le portrait, la nature morte et la mode. Quel que soit l’exercice auquel il s’attelle, ses images sont réalisées en studio, sans aucun autre artifice qu’une toile de fond, toujours la même. Un homme d’habitudes. Tous les jours, il se rend à pied à son studio situé au bas de la Cinquième Avenue à New York – il habite à cinq blocs de là. Une fois arrivé, il enfile un jean, une veste bleue d’Issey Miyake et une paire de sneakers Superga. Il travaille dans le silence, pas de musique, cigarette interdite. Quand il shoote un portrait, il s’installe devant son modèle et lui parle pendant un long moment d’une voix calme, afin de créer une intimité et de rendre confortable la confrontation avec l’objectif.

 

Pour comprendre le travail de Penn sur la mode, il faut voir ou revoir sa série consacrée à Issey Miyake. En décembre 1987, le créateur japonais envoie des centaines de vêtements de ses archives au studio de Penn et lui laisse carte blanche. Avec l’assistance technique de deux amis du Japonais, le photographe choisit ce qui lui plaît et assemble les silhouettes à sa guise. L’œuvre du premier fournit un miroir à celle du second. Non portées, les robes deviennent des sculptures. Les créations les plus simples de Miyake se transforment en formes abstraites. Penn agit comme un architecte, invente des volumes et des structures.

 

Pour ses images de mode, Penn accumule une riche iconographie incluant des références picturales, des classiques de l’art et de la sculpture, mais aussi des illustrations de mode du début du x xe siècle. Il prépare ses séances en griffonnant des dessins dans des petits carnets, lisibles par lui seul. Photographier la mode, pour lui, c’est la subvertir : comme il le dit lui-même, il cherche à “démoder” la tête du modèle en introduisant de la fantaisie. Dans Woman with Chicken Hat, New York, 1949, il perche un poulet sur le chapeau de son modèle,Lisa Fonssagrives, qui deviendra plus tard sa femme. Penn aime se moquer de l’absurdité de la mode tout en respectant le vêtement, et surtout les artisans, dont le savoir-faire est à l’origine de chaque création. Dans son œuvre, il n’est pas rare de croiser un gros plan d’une manche, d’un chapeau ou d’un gant.

 

Dans ses photographies, les mannequins disparaissent, ou leurs visages deviennent des masques neutres. Leur traitement visuel n’est pas différent de celui que Penn inflige aux tribus reculées de Nouvelle-Guinée ou du Dahomey [l’actuel Bénin], qu’il a par ailleurs immortalisées. Reconnaît-on Nicole Kidman dans Nicole Kidman in a Chanel Couture, Lagerfeld’s Mannish Tweed Jacket, New York, 2004 ? Ou Shalom Harlow dans les voiles de Lacroix dans Lacroix Lace Dress (Shalom Harlow), Paris, 1995 ? Il réalise néanmoins des portraits nus de quelques top models, telles Kate Moss ou Gisele Bündchen – rare privilège. À travers son œuvre, Penn cherche à nous prouver que la photographie de mode, tout comme la mode elle-même, peut quitter le domaine des simples métiers d’art pour se transformer en art. Cette quête, Helmut Newton, Richard Avedon et Guy Bourdin, ses grands contemporains, l’ont également menée.

 

Irving Penn au Grand Palais du 21 septembre 2017 au 29 janvier 2018. 

Glove and Shoe, New York, 1947. Epreuve gélatino-argentique, 24,4 x 19,7 cm.
Girl with Tobacco on Tongue (Mary Jane Russell), New York, 1951. Épreuve gélatino-argentique, 37,5 × 36,5 cm.

Penn didn’t start out as a fashion photographer. He joined Vogue in 1943 as a portrait photographer after being recruited by artistic director Alexander Liberman. He immortalised the New York art scene enriched in those years by the Europeans fleeing Nazism. Liberman gave him a studio and some assistants. A studio without any daylight and just a couple of spotlights turned in one direction, adhering to his motto: There’s only one sun!

 

Having been the art director at Saks before, he was used to working with nothing. For his studio he devised an angle made of two wooden walls… opened at varying degrees. And that was where he positioned his models, who seemed stuck and often as if they’re begging the photographer for air. Couturier Charles James managed to break a wooden mannequin wearing one his creations, as he lay on the floor gazing at the lens. Elsa Schiaparelli tried to escape and Igor Stravinsky cups an ear listening… It was also there that Irving Penn did his first fashion images like Mrs. Amory Carhart, New York, 1947, showing the model in a wedding dress, a sad look on her face, bouquet in hand.

 

In 1948 Liberman sent him to Peru, a country that was a la mode thanks to the release of the best-seller Lost City of the Incas, that recounted the accidental discovery of Machu Picchu in 1911. Penn flew out of New York with Babs Simpson, who would become his long-term stylist, suitcases of clothes and the up and coming model Jean Patchett. The results came out on February 15th 1949 – a fashion shoot recounting the sojourn of an American in Lima. One image from this shoot became iconic and has passed into posterity: Cafe in Lima (Jean Patchett). It was his first and last fashion shoot that took place outside.

Mouth (for L’Oréal), New York, 1986. Dye Transfer, 1992, 47,6 x 46,7 cm.

 

Penn is an all-rounder photographer who illustrates himself through portraiture, still life and fashion. Whatever was asked of him, his images were taken in the studio with just a backdrop, the same one forever. He was a creature of habit. Every day he would arrive at his studio at the bottom of Fifth Avenue in New York – he lived five blocks away. Once there, he would put on a pair of jeans, a blue Issey Miyake jacket and a pair of Supergra sneakers. He worked in silence, no music, no smoking. When he shot a portrait, he would stand in front of the subject and talk to them for a long time with a calm voice, creating an intimacy and making the confrontation of the lens comfortable.

 

To really understand Penn’s work in fashion, you have to see (ideally several times) his series devoted to Issey Miyake. In December 1987 the Japanese designer sent hundreds of garments from his archives to Penn’s studio and gave him carte-blanche. With the technical assistance of two Japanese friends, the photographer chose the pieces he liked best and assembled the silhouettes as he pleased. The work of the photographer mirrored that of the designer. Unworn the garments became sculptures. Miyake’s simplest creations were transformed into abstract forms. Penn reacted like an architect, inventing volumes and structures.

 

For his fashion images, Penn accumulated a rich iconography of pictorial references, classics in art and sculpture, but also fashion illustrations from the early 20th century. He’d prepare his shoots by scribbling sketches in little notebooks, decipherable by him alone. Photographing fashion for him was about subverting it. As he said himself, he sought to make the model’s head unfashionable by introducing fantasy. In Woman with Chicken Hat, New York, 1949, he perched a chicken on the hat of his model Lisa Fonssagrives, who would later become his wife. Penn liked mocking the absurdity of fashion all while respecting the clothing and the work of the artisans whose savoir-fair was behind each creation. Rare is the close-up of a sleeve, hat or glove.

 

In his photographs, the models disappeared, their faces becoming neutral masks. Their visual treatment is no different to that which Penn imposed on the remote tribes of New Guinea or Dahomey (now the Republic of Benin) which he also immortalised. Do we recognise Nicole Kidman in Nicole Kidman in a Chanel CoutureLagerfeld’s Mannish Tweed Jacket, New York, 2004? Or Shalom Harlow swathed in Lacroix veils in Lacroix Lace Dress (Shalom Harlow), Paris, 1995? He also did nude portraits of top models Kate Moss and Gisele – a rare privilege. Through his oeuvre Irving Penn strived to show us that fashion photography, just like fashion itself, can move from the domain of simple crafts to become a great art. A quest that Helmut Newton, Richard Avedon and Guy Bourdin, his great contemporaries, also led.

 

Irving Penn at the Grand Palais from September 21st 2017 to January 29th 2018. 

Glove and Shoe, New York, 1947. 24,4 x 19,7 cm.