12 fév 2025

Comment le photographe Dennis Morris a brisé l’image du scandaleux Johnny Rotten

La Maison Européenne de la Photographie (MEP) consacre une exposition au photographe britannique Dennis Morris jusqu’au 18 mai. Reporter d’un Londres désenchanté inspiré par Gordon Parks et portraitiste de Bob Marley, il a entièrement transformé l’image de son ami Johnny Rotten, chanteur sulfureux des Sex Pistols, devenu, après la dissolution du groupe, le leader de la formation Public Image Ltd (PIL). Plus chic, plus propre, plus sage.

Dennis Morris, un portraitiste de stars célébré à la MEP

Comment un adolescent fraîchement débarqué de Jamaïque est-il devenu le portraitiste attitré de Bob Marley et des Sex Pistols ? D’abord, il a fallu que Dennis Morris sèche les cours puis patiente des heures devant les clubs londoniens pour tenter seulement d’apercevoir les Wailers. Plus tard, au milieu années 70, il s’abandonne finalement aux soirées sound-system de la capitale britannique puis capture les gueules de l’underground. Énergie brute, fumée de pétards et ville en ébullition.

Marianne Faithfull, les Rita Mitsouko, Sid Vicious, les frères Gallagher… À la Maison Européenne de la Photographie, les icônes se succèdent sans se ressembler. Music + Life, première rétrospective consacrée à Dennis Morris en France, dévoile une sélection inédite de ses clichés, de son adolescence londonienne aux images mythiques de la culture pop. Ami intime de Marley et témoin privilégié de l’émergence de la culture punk, il devient en 1977 le photographe officiel des Sex Pistols, groupe tumultueux en pleine tourmente.

Dennis Morris, chroniqueur des mouvements contestataires

Fanatique de l’œuvre de Gordon Parks, chroniqueur visuel des luttes raciales américaines auquel il emprunte son sens de la composition, de la lumière et du contraste, Dennis Morris cherchera toujours à braquer son objectif sur une Grande-Bretagne désenchantée. Il immortalise alors les communautés les plus fières, les anonymes des quartiers populaires, capte l’ascension des mouvements contestataires, documente la vie de citoyens désœuvrés et se prend de fascination pour les antihéros.

Avec ses clichés pris sur le vif, en noir et blanc, Dennis Morris accentue sans le savoir la dimension décadente et crasseuse du mouvement punk, en opposition aux images plus lisses du rock traditionnel. Quant à son utilisation de pellicules à haute sensibilité (ISO élevé), elle lui permet de donner à ses photos un grain rugueux, typique des clichés de l’époque pris dans des clubs sombres, des loges ou des chambres d’hôtel exiguës.

L’ascension fulgurante des Sex Pistols

Juin 1977. John Joseph Lydon a 21 ans et se fait appeler Johnny Rotten depuis qu’il a intégré les Sex Pistols, en 1975. Référence à sa dentition en mauvais état. Il vient d’ailleurs de se faire dérouiller à coups de rasoir dans un bar… Le lendemain c’est son ami Paul Cook qui se fera tabasser à son tour avec une barre de fer, du côté de Shepherd’s Bush, un quartier de l’ouest de Londres. En ce moment, il ne fait pas bon être un Sex Pistols. La faute à leur morceau God Save The Queen, parodie féroce et controversée de l’hymne national du Royaume-Uni qui n’a vraiment pas plu aux bourgeois, aux flics et aux plus fervents défenseurs de la reine.

Il faut dire que ces musiciens sulfureux ont été les précurseurs du punk, un mouvement qui a déversé sa rage sur des années 70 déjà enflammées. Émeutes, chômage, guitares féroces, batteries turbulentes, parades du Front National et ce que l’on appela l’“hiver du mécontentement”, un désordre en règle qui frappa de plein fouet le Royaume-Uni, de 1978 à 1979…

À la mort des Sex Pistols, John Lydon ressuscite

Agressif, Johnny Rotten scande « No Future ! » à tue-tête. Sa musique est brutale, injurieuse et aussi excessive que lui. Comme ses amis Sid Vicious et Vivienne Westwood, il est devenu une véritable icône, boycottée par les radios d’État et certains employés d’usines de vinyles qui refusent de graver son disque.

Emblèmes de la contre-culture juvénile, boycottés par les puissants, adulés par toute une jeunesse dégoûtée, on raconte que les Sex Pistols ont explosé en plein vol. En janvier 1978, le groupe s’efface après une courte carrière de trois ans, débutée en 1975, un seul véritable album, Never Mind the Bollocks, et beaucoup trop d’héroïne.

Intronisés tardivement au Rock and Roll Hall of Fame, un panthéon symbolique mais aussi une banque d’archives américaine, les membres des Sex Pistols refuseront toujours les honneurs, qualifiant le musée de « sac de pisse ». Johnny Rotten redevient alors John Lydon. L’anti-héros doit se refaire une image…

Public Image Ltd : Johnny Rotten devient sage

Peu après la séparation des Sex Pistols, Dennis Morris reste tout de même proche de Johnny Rotten. Enfin, John Lydon. Ensemble, ils séjournent en Jamaïque et sympathisent avec des légendes du reggae : Lee Perry, Big Youth, U-Roy… Car le musicien doit changer sa musique, comme si la retraite des Sex Pistols s’était achevée en débâcle. Il est temps d’entamer une nouvelle ère. Et ce sera celle du post-punk.

Ici, la basse (à effet chorus ou flanger) devient l’élément central de compositions aux accords plus dissonants et aux harmonies plus complexes. Le rock expérimental croise le dub jamaïcain, avec des morceaux altérés par mixage et essentiellement instrumentaux. C’est ainsi que surgit, parmi Joy Division ou Siouxsie and the Banshees, Public Image Ltd (PiL), un groupe au nom aussi proche de celui d’une entreprise que d’un comprimé. John Lydon troque ses tee-shirts lacérés et ses perfectos en cuir pour des costumes impeccables. Et Dennis Morris l’immortalise devant des fonds de couleur lynchiens.

Public Image (1978) de Public Image Limited.

Dennis Morris transforme un monstre en Nouveau Romantique

First Issue (1978), le premier album de PiL, s’autorise quelques expérimentations new wave. Le titre Public Image devient un véritable tube. Il faudra attendre la sortie de Metal Box, en 1979, pour comprendre le génie de PiL. Considéré comme un chef-d’œuvre du genre, ce disque exigeant condense justement tous les accouplements sonores du post-punk (du dub aux derniers souffles du punk) et marque les esprits grâce à son packaging : trois maxi 45 tours encastrés dans une boîte en métal.

Architecte de cette nouvelle direction artistique, Dennis Morris ira jusqu’à imaginer la pochette du premier single de PiL qui, emballé dans un journal plié, évoque les tabloïds anglais. “Pour le premier album de PiL, j’ai dit à John : ‘Ce que je veux faire, c’est t’habiller, te maquiller et te faire ressembler à une star de cinéma…’” John Lydon suivra les conseils de son ami et confie son visage à Linda Thompson, la maquilleuse du groupe de disco Rose Royce.

Ca y est, John Lydon est un Nouveau Romantique. À la fin des années 70, ces artistes défient le punk avec une esthétique flamboyante et décadente. Drapés de velours, maquillés à l’excès, ils hantent les clubs londoniens comme le Blitz, où Steve Strange et Boy George imposent leur loi. Leur musique, portée par des groupes comme Visage, Spandau Ballet ou Duran Duran, mêle synthétiseurs glacés et mélodies sophistiquées. Moqués par la presse, adulés par une jeunesse avide d’évasion, ils transforment l’underground en une mode planétaire. Mais à l’aube des années 80, l’exubérance s’efface sous le poids du succès, et le romantisme s’éteint finalement dans les strass et les paillettes.

Dennis Morris Music + Life à la MEP, jusqu’au 18 mai.