Rencontre avec Jean-Baptiste Mondino : “Je ne me sers pas de mon appareil photo comme de mon sexe”
Milla Jovovich, Johnny Depp, Lou Doillon, Karl Lagerfeld, Robert Pattinson, Björk… tous ont défilé devant l’objectif de Jean-Baptiste Mondino, qui exposait récemment à Paris, au Studio des Acacias, le fruit de vingt années de collaboration fructueuse et joyeuse avec Numéro. Avec sa curiosité toujours en éveil, le grand photographe et réalisateur français nourrit son iconographie de l’énergie et de la beauté des talents exceptionnels qui font le sel de notre époque. Fasciné par ces créateurs, musiciens, artistes et mannequins, et immensément respectueux de leur singularité, celui qui a fait de ses images de véritables emblèmes de la pop culture revient ici avec humour sur son parcours.
Propos recueillis par Philip Utz.
Portraits par Jean-Baptiste Mondino.
NUMÉRO : Vous travaillez pour Numéro depuis le lancement du magazine, il y a de cela plus de vingt ans, comme moi… mais comment avons-nous pu tenir jusque-là ?
JEAN-BAPTISTE MONDINO : Sympa, la première question, ça commence bien. Écoutez, on ne va pas se plaindre, parce qu’on est quand même bien chez Numéro. Il y a une vraie forme de résistance dans ce magazine, qui comporte par ailleurs tous les ingrédients que j’aime.
Qu’entendez-vous par “résistance” ?
Une vraie résistance par rapport à une époque qui se voue au culte de la célébrité. Numéro reste un magazine de mode, au sens noble du terme. Il a su garder la mode au centre de son expression.
Comment avez-vous rencontré notre délicieuse directrice de la rédaction, Babeth Djian ?
Je l’ai rencontrée dans les années 80, où nous avons collaboré sur de nombreuses prises de vue pour des magazines tels que The Face, Glamour, American Woman, etc. Je n’ai pas eu la chance, hélas, de travailler avec elle pour son magazine Jill, mais elle faisait partie du peloton des jeunesrédactrices de mode créatives qui comptaient, au même titre que Carine Roitfeld.
En quoi la presse féminine a-t-elle changé depuis ces années-là ?
Les choses changent, le monde évolue et la principale qualité de la mode est d’être tout le temps dans la mutation pour épouser et annoncer les mouvements de son époque.
“Ce sont les images qui m’intéressent, et non les photos, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.”
Bref, où avez-vous rencontré Babeth pour la toute première fois, concrètement ?
Je ne m’en souviens plus. Je suis trop vieux.
N’avez-vous jamais fait l’amour ensemble ?
Non. Je ne dois pas lui plaire.
Comment diable avez-vous fait pour passer entre les mailles du filet #MeToo qui a mis fin à la carrière de tant d’autres photographes de renom?
Je ne me sers pas de mon appareil photo comme de mon sexe.
C’était sympa le quartier du 9-3 dans lequel vous avez grandi ?
Quand on grandit quelque part, on ne sait pas ce qu’il y a ailleurs, donc on ne fantasme pas sur les choses qu’on ne connaît pas. Mon cadre de vie m’a donc toujours paru intéressant, mais en même temps, je n’ai jamais été content de l’endroit où j’étais, pas plus aujourd’hui que dans ma cité du 9-3. J’ai toujours eu une espèce d’insatisfaction – ou de curiosité, je ne sais pas – qui me pousse à élargir mes horizons, à aller voir ailleurs. Et je n’ai aucune nostalgie : je serais incapable de vous dire, par exemple, que j’ai connu des périodes qui étaient mieux que d’autres. Même pas celle où j’ai perdu mes cheveux, c’est dire.
J’ai vu que vous n’aviez que très rarement participé à des expositions au cours de votre carrière…
Je ne l’avais jamais fait jusqu’à ce que Babeth me demande de présenter mon travail pour Numéro au Studio des Acacias.
Et vos photos de vaches à la galerie Milk en 2012, ça compte pour du beurre ?
Merci de me le rappeler. Il s’agissait d’une série de photos que j’avais réalisées pour Philippe Starck et l’hôtel Hudson à New York, en pleine crise de la vache folle. D’où l’idée de photographier des bovins affublés de grands chapeaux issus des collections de haute couture. D’autant que je savais que je n’aurais pas de soucis de droits à l’image avec cette personne – à savoir la vache – et que du coup je pourrais l’exposer comme je voulais.
À quel âge avez-vous su que la photographie vous intéressait ?
Jamais.
Comment ça, jamais ?
Jamais. La photo ne m’intéresse pas.
Alors pourquoi vous en faites ?
Ce sont les images qui m’intéressent, et non les photos, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. D’ailleurs, je n’ai toujours pas d’appareil photo à moi. Le médium m’importe peu – qu’il s’agisse d’un coup de crayon, d’un appareil photo ou d’une caméra vidéo, pour moi, c’est du pareil au même – tout ce qui compte, c’est l’image qui en résulte.
“Lorsque ma mère m’a emmené à l’église, c’était comme si elle m’emmenait voir une exposition de Jef f Koons. La couleur, l’odeur, l’encens, les statues, la sensualité, l’extase, la beauté…”
Vous souvenez-vous de la première image qui vous ait marqué ?
Oui, il s’agissait certainement de Jésus-Christ sur la Croix.
Pardon, j’ai mal entendu. Vous parliez de Christian Lacroix ?
Au secours, on lui dit : “Jésus-Christ sur la Croix” et il entend “Christian Lacroix”, que j’aime beaucoup au demeurant, mais clairement, j’ai affaire à une folle de la mode, je ne vais pas m’en sortir. Lorsque j’étais enfant, ma mère a eu la très bonne idée de m’inscrire dans la chorale de l’église d’Aubervilliers. Pour vous donner un peu de contexte, je suis né en 1949, à l’après-guerre, dans une famille d’immigrés italiens. Pendant ma jeunesse, il n’y avait pas de journaux, pas de télévision, pas d’images, pas de statues. Le monde dans lequel je vivais était de couleur grise, sépia et noire. Il n’y avait aucune représentation du corps, aucune nudité, tout le monde était couvert. Du coup, lorsque ma mère m’a emmené à l’église, c’était comme si elle m’emmenait voir une exposition de Jef f Koons. La couleur, l’odeur, l’encens, les statues, la sensualité, l’extase, la beauté…
… les prêtres friands de chair fraîche…
Je n’ai jamais eu de problème à ce niveau-là, Dieu merci. L’église, pour moi, relevait du fantasme : il y avait des corps, des courbes, des muscles, du sang, et c’était la première fois que j’étais confronté à une telle sensualité. Des icônes que j’ai retrouvées par la suite dans la musique : les pochettes de disques de Jimi Hendrix ou d’Elvis Presley, pour moi, c’était exactement la même chose. Bref, à l’âge de 20 ans, j’ai quitté Aubervilliers et je suis parti en pèlerinage sur l’île de Wight pour un concert de Jimi Hendrix. Et je n’en suis jamais revenu. Je suis resté à Londres où j’ai appris l’anglais en travaillant dans des boîtes de nuit.
“Le monde dans lequel je vivais était de couleur grise, sépia et noire. Il n’y avait aucune représentation du corps, aucune nudité, tout le monde était couvert.”
Et vous faisiez quoi dans les boîtes de nuit ? La porte ?
J’avais la violence, mais pas la corpulence pour faire la porte, j’ai donc atterri au vestiaire d’une boîte tenue par des Français, qui s’appelait La Poubelle. Puis je suis passé derrière le bar et j’ai fini DJ. D’ailleurs, à l’époque, le mot “DJ” n’existait pas, on appelait ça “disquaire”. Je tiens d’ailleurs à rappeler que la discothèque est une invention française, les Anglais, quant à eux, ne juraient que par les pubs et la musique live. Bref, à Londres, j’ai appris une nouvelle langue, et j’ai appris à m’en servir – car dans le 9-3, c’était plutôt la misère…
Comment se vivait la sexualité en 1970, dans les années pré-sida ?
J’avais 20 ans, j’avais des trucs qui poussaient dans tous les sens, et je n’avais pas été éduqué à ça pendant ma jeunesse. Donc je vous laisse imaginer. Il y avait beaucoup de branlette, déjà, puis tout à coup il y a eu les petites Anglaises… Puis le sexe, le corps des filles, des expériences de drogues, la musique… Quand je suis finalement rentré à Aubervilliers, un peu esquinté – parce que tout ça, ça forme, mais ça abîme aussi, forcément – mes amis d’enfance ne m’ont pas reconnu, et moi non plus.
Que faisaient vos parents de leurs dix doigts ?
Ma mère était femme de ménage et mon père – qui a immigré avec elle en France au moment de la reconstruction qui a suivi la Première Guerre – était maçon, puis manutentionnaire. Malgré moi, j’ai très vite dépassé mon père : à 20 ans je jouais de la guitare, je parlais l’anglais, j’avais une boucle d’oreille, j’habitais à Londres… le pauvre était complètement largué. Et très inquiet pour moi.
Je me souviens d’avoir été scotché par un spot publicitaire que vous avez réalisé pour le lancement du parfum Jean Paul Gaultier en 1993… D’où vous est venue l’idée d’avoir recours au morphing, technologie qui était très peu répandue encore à l’époque ?
Ouh là là, il y a un gap, là. J’en étais encore au moment où je rentrais de Londres…
Qui vous a dit que j’allais procéder de façon chronologique ?
Ah oui, c’est bien de me prévenir ! Pour répondre à votre question, quand j’ai commencé à faire de la photo, le métier de photographe était un tout autre métier qu’aujourd’hui. À mon retour de Londres, un copain m’a fait entrer chez Publicis en tant que stagiaire, à une époque où l’on payait les stagiaires parce qu’on estimait qu’il n’était pas éthique d’exploiter les adolescents. Je dessinais et préparais les maquettes des annonces publicitaires, et c’est là que j’ai vu les premiers books de photographes. Je n’avais aucun bagage, mais au moins je savais parler anglais. Je jouais toujours de la guitare et je fréquentais des groupes de rock. Nombre d’entre eux – Téléphone, [Alain] Bashung et toute la scène rock française – commençaient à signer avec des labels, et je leur ai dit : “Laissez-moi m’occuper de vos pochettes de disques”, parce que personne ne le faisait en France, alors qu’en Angleterre, c’était monnaie courante. J’ai donc commencé à chercher des photographes, jusqu’au jour où j’ai décidé de réaliser les photos moi-même.
“J’avais – et j’ai toujours – cette tendresse pour les femmes un peu androgynes, un peu rock, que n’avaient pas les photographes d’avant, quelle que soit la qualité de leur travail.”
Quand j’ai commencé, je n’avais aucune culture de la photographie, je n’avais entendu parler ni de Richard Avedon ni d’Irving Penn. Ce qui n’est pas plus mal, dans la mesure où voir le travail des autres peut être paralysant. L’instinct, parfois, c’est mieux. Je me souviens de m’être senti très complexé socialement, en venant du 9-3 et en intégrant une boîte de pub où tout le monde sortait de Penninghen [école d’ar ts graphiques]. L’Angleterre m’avait façonné autrement. Quand il y avait un photographe ou un illustrateur anglais qui arrivait chez Publicis pour présenter son dossier, on venait toujours me chercher parce que je maîtrisais parfaitement le cockney alors qu’eux baragouinaient un franglais plus qu’approximatif. Les photographes de l’époque – Richard Avedon, Guy Bourdin, Irving Penn, David Bailey – avaient tous leur propre studio et labo, ils développaient eux-mêmes leurs photos et réalisaient eux-mêmes leurs tirages, ce qui n’était pas mon cas. J’ai donc débuté en utilisant un Pola – le Polaroid SX-70 venait tout juste d’être lancé – qui était un miracle, et qui m’a permis de me faire un oeil. J’ai commencé à avoir du succès parce que l’image que j’avais des femmes n’était pas celle d’une fille en harnais, ni celle d’une petite fille rouquine avec du blush et des cheveux mousseux…
Sympa pour Helmut Newton et Guy Bourdin…
Deux monstres de la photographie que je connaissais mal. Pour moi, une fille de ma génération avait plutôt les cheveux courts ou rasés, parce que je fréquentais les punks de Londres ou la bande du Palace à Paris, et que j’avais une vision de la génération qui allait suivre. J’avais – et j’ai toujours – cette tendresse pour les femmes un peu androgynes, un peu rock, que n’avaient pas les photographes d’avant, quelle que soit la qualité de leur travail. J’avais une fraîcheur. La jeunesse a cette force : elle prend ce qui a été fait et elle le recrache naïvement, mais avec fougue. Par la suite, pour travailler, j’ai bénéficié des studios ouverts par les journaux, l’un des premiers ayant été celui de [Daniel] Filipacchi, rue des Acacias, justement.
Vous digressez, c’est une horreur. Revenons-en au spot Jean Paul Gaultier, si ça ne vous dérange pas.
Justement, j’y arrive. Si certains journaux – Façade, le journal du Palace, i-D, The Face, Actuel… – m’ont permis de développer mon travail photographique, et que certaines chaînes de télévision – M6 et MTV, notamment – m’ont offert une plateforme pour expérimenter avec les films, la publicité, elle, m’a appris la direction artistique. Pendant des années, les maisons de couture comme Patou ou Yves Saint Laurent se contentaient de sor tir un parfum tous les dix ans. C’est avec la déflagration Calvin Klein – qui, en vendant seulement des slips a su révolutionner la parfumerie – que ce modèle a volé en éclats. D’un seul coup, il y a eu une démocratisation du parfum qui n’existait pas au préalable. Je connaissais Jean Paul, bien évidemment, j’avais déjà fait des photos pour lui, nous avons bénéficié d’une liberté extraordinaire lorsque nous avons réalisé ce spot. Le parfum avait été entièrement conçu – l’odeur, le flacon, le packaging, la direction artistique – par le créateur lui-même. Tout le monde avait un doute sur ce lancement, sauf lui et moi. Ils ont eu tort, le parfum a été un énorme succès.
“En ce qui concerne la technique, j’ai toujours eu envie d’avancer par curiosité et par gourmandise. Quand les gens s’arrêtent, ça m’ennuie.”
Comment avez-vous développé, sur le plan technique, votre somptueux clip pour le titre To Be Reborn de Boy George en 1987 ?
J’en ai eu l’idée, déjà. Et les idées que j’ai sont avant tout liées aux êtres, bien plus qu’à la technologie qui ne sert jamais qu’à appuyer le message qu’on essaye de faire passer. Il se trouve qu’à ce moment-là Boy George n’allait pas très bien. Et quand il m’a demandé de travailler pour lui sur ce titre, je me suis tout de suite dit qu’il avait besoin de douceur et de délicatesse. C’est pour cette raison que, dans le clip, la main d’une petite fille tourne tendrement les pages d’un album photo, ainsi que les feuilles de calque très délicates qui le révèlent au fil des pages… Je voulais apporter de la pureté au moment où la presse s’acharnait sur lui en disant qu’il était homosexuel, drogué, au fond du trou. Je voulais l’aider à trouver une sorte de rédemption. Pour To Be Reborn, je me suis tourné vers des gens qui expérimentaient la 3D à Paris, et ils ont réussi à incruster des plans de lui en train de chanter sur des pages sur fond bleu. Avec les jeux de transparence des pages de calque, ce n’était pas une mince affaire, mais le résultat, pour l’époque, était exceptionnel. En ce qui concerne la technique, j’ai toujours eu envie d’avancer par curiosité et par gourmandise. Quand les gens s’arrêtent, ça m’ennuie. Et tout ce qui m’arrête – le succès, la reconnaissance, les hommages, les expositions –, je ne sais pas trop quoi en faire.
Et Madonna, elle est sympa ou pas ?
[Rires.] Quelle question de vieux garçon coiffeur ! Et vous êtes sympa, vous, dans le travail ? C’est pas ce qu’on m’a dit. A-t-on vraiment envie de savoir si les gens qui font des choses intéressantes sont sympas ? Qu’est-ce que vous en avez à foutre ? Vous avez comme projet de partir en croisière en Corse avec elle ou quoi ?
Une bonne fois pour toutes : pourquoi Madonna s’enfuit-elle avec le gamin à la fin du clip que vous avez réalisé pour Open Your Heart en 1986 ?
Il s’agit encore une fois de rédemption, un thème lié à mon éduction catholique qui revient inlassablement dans mon travail. À la fin de tous mes projets, j’adore – comme dans les films Dior – donner l’impression d’une échappatoire, d’une fuite possible, d’un salut. C’est aussi parce que, moi-même, je cherche toujours à fuir, à ne pas me faire attraper.
Quelle est la rédactrice en chef la plus odieuse avec laquelle vous ayez jamais travaillé ?
Les gens odieux ne durent pas, donc je ne m’en souviens pas… Quant à vous, vous devriez être vigilant!