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Quand Martin Parr nous parlait de ses photographies de food
En 2016, à l’occasion de la parution d’un ouvrage culinaire intitulé Des Goûts , le grand photographe britannique Martin Parr se confiait, lors d’une table ronde organisée au MK2 Quai de Loire, à Paris, sur ses clichés de nourriture. Alors qu’il vient de nous quitter, retour sur les propos à l’humour mordant d’un artiste majeur spécialiste du kitsch moqueur et chantre de la banalité.
propos recueillis par Violaine Schütz.

Les confessions de Martin Parr en 2016
Numéro : Pourquoi avoir eu envie de sortir un livre de photos sur la food intitulé Des goûts ?
Martin Parr : J’ai commencé à photographier des plats il y a plusieurs décennies. J’ai toujours aimé ça. À l’époque, personne n’en faisait, car les téléphones portables n’existaient pas. J’ai démarré parce que je voulais trouver un autre angle, moins triste, dans ma façon d’apporter la photo documentaire. Et la nourriture me semblait parfaite pour cela.
Vous choisissez d’utiliser le flash donnant un aspect “faux” aux plats…
Avec la mode du food porn et des magazines de cuisine glamour, les gens postent des photos de nourriture qui n’est pas du tout celle que l’on mange tous les jours. Il y a beaucoup de mensonges autour de la représentation des aliments dans notre société. Il n’y a qu’à voir les images séduisantes figurant sur les emballages dans les supermarchés. Quand vous ouvrez la boîte, vous voyez bien la différence avec le produit réel et celui qui est montré. Quant au flash, il permet de créer de la fiction et de l’entertainment à partir de la réalité, de donner un aspect surréaliste à la cuisine, et donc de la rendre plus belle et intéressante. Je suis accro au flash et à ses couleurs vives très soutenues comme un alcoolique à son verre de vin.
“La junk food à 2 euros rend souvent mieux qu’un menu complet de 26 plats à 400 euros dans l’un des meilleurs restaurants du monde.” Martin Parr
Comment avez-vous sélectionné les 200 clichés du livre (hamburgers, gâteaux kitsch en formes de bonhommes ou d’animaux, cupcakes délirants, glaces, fruits, hot dogs dégoulinants, frites, donuts, sushis fluo, saucisses bien grasses, etc) ?
La junk food à 2 euros rend souvent mieux qu’un menu complet de 26 plats à 400 euros dans l’un des meilleurs restaurants du monde. Je suis un foodista assez snob quand c’est moi qui mange, et certains des plats du livre, je les ai réellement dégustés, mais pour les photos, j’ai sélectionné ce qui rendait le mieux.
On reconnaît souvent où ont été prises les photos (France, Angleterre, États-Unis, Japon). Y a-t-il une dimension sociétale derrière cela ?
Ça ne me dérange pas qu’on reconnaisse la provenance des recettes. Je joue justement sur les préjugés et les clichés qui entourent la food. Par exemple, j’ai commencé à prendre des photos de la nourriture anglaise réputée très mauvaise, alors que je peux vous assurer que j’ai mangé des choses aussi dégueulasses en France que dans mon pays. Et la food UK a atteint aujourd’hui un niveau plus que correct. À Mulhouse, près de l’Alsace, je me suis régalé à immortaliser des choucroutes et des saucisses, car c’est à quoi on s’attend dans cette région. Et à Vienne, j’ai shooté des tonnes de pâtisseries et même une fabrique de gâteaux, car les locaux en sont dingues. Personnellement, je ne me lasserai jamais d’une pièce pleine de desserts.
“Dès que j’ai pu m’émanciper, j’ai nourri une véritable obsession pour les stations balnéaires et autres attractions dont j’ai été privé.” Martin Parr
Dans le terme food porn, il y a l’idée d’excitation provoquée par la nourriture. En avez-vous ressenti devant les plats ?
Il y a beaucoup d’excitation dans le fait de passer une soirée dans un grand restaurant, mais après, je n’ai jamais eu envie de plonger mon instrument dans une choucroute ou un gâteau crémeux ou eu une érection en photographiant un plat d’escargots, du saucisson, des bananes ou des cuisses de grenouille, si c’est ça la question.
On ressent parfois un certain dégoût face à certaines photos en gros plans aux couleurs criardes…
Quand j’étais enfant, j’ai grandi dans une famille d’observateurs d’oiseaux. Donc, quand on partait en vacances, on n’allait pas voir la mer, mais regarder les volatiles. Dès que j’ai pu m’émanciper, j’ai nourri une véritable obsession pour les stations balnéaires et autres attractions dont j’ai été privé. Donc quand je les ai photographiées, j’ai exagéré cette fascination pour célébrer ma liberté nouvellement acquise en utilisant le flash et le macro. J’ai utilisé le langage de la publicité et de la communication pour le détourner et ensuite critiquer les contradictions du monde moderne. Pour la nourriture, j’ai fait la même chose, d’où ces couleurs très voyantes.
“Je suis plus heureux dans un supermarché à prendre des clichés des rayons en essayant de réinventer la réalité, le prosaïque, que dans une ville en destruction.” Martin Parr
Est-ce que vous cuisinez ?
Oui, j’adore la notion de tout planifier pour que ce soit prêt à temps, dans la réalisation d’une recette. Je n’utilise jamais de livre de cuisine, contrairement à ma compagne, mais j’improvise. J’adore préparer le poisson, car c’est très difficile. Il ne faut pas qu’il soit trop cuit, sinon ça devient de la gelée. Tout est une question de timing. J’aime aussi préparer du poulet rôti et du rosbeef le dimanche. Encore un rapport avec le temps.
Vous n’avez pas réussi à couper l’appétit de votre fille, Ellen Parr, en tout cas, puisqu’elle est devenue chef et fondatrice du collectif très en vue en Angleterre, The Art of Dining…
En fait, elle avait commencé par faire des études de maths, et comme ça l’ennuyait, elle a décidé d’être chef. Elle a obtenu un stage dans un grand restaurant de Londres, ce qui l’a passionné. Depuis elle organise des événements spectaculaires et toujours sold out qui mêlent art contemporain et cuisine. Elle a réalisé des plats que j’ai d’ailleurs photographiés. Elle est très forte et astucieuse pour surprendre le public. Par exemple, elle avait préparé un délicieux bouillon thaï servi dans une tasse de thé. Elle adore étonner avec des plats qui ont l’air sucrés, mais sont en fait amers ou des choses qui ont l’air horribles et s’avèrent délicieuses en bouche. En fait, être chef, c’est un peu comme être photographe, il s’agit de tromper l’adversaire.
Vous êtes l’un des plus grands photographes du monde, mais n’avez photographié toute votre vie que des sujets liés à la banalité du quotidien, comme votre série sur les couples qui s’ennuient. Comment cela se fait-il ?
Il y a des gens qui sont beaucoup plus talentueux que moi, notamment dans mon agence, Magnum, pour prendre des photos des guerres et des drames. Personnellement, je suis plus heureux dans un supermarché à prendre des clichés des rayons en essayant de réinventer la réalité, le prosaïque, que dans une ville en destruction. Mais je pense que les deux méritent d’être pris en photos.
Des goûts (2016) de Martin Parr, disponible aux éditions Phaidon.