19 juin 2019

L’Algérie survoltée du photographe Youcef Krache

La galerie parisienne Esther Woerdehoff expose Youcef Krache et Michael von Graffenried, deux photographes qui posent leur regard sur l’Algérie, d’hier et d’aujourd’hui. Présentée jusqu’au 26 juillet, “Algérie 91/19” met en lumière un visage méconnu du pays. Rencontre avec Youcef Krache.

© Youcef Krache / Collective 220, Courtesy of Galerie Esther Woerdehoff.

L'homme est bedonnant, son crâne atteint d’une calvitie, avec à sa gauche, une anecdotique paire de lunettes aux verres carrés qu’il tient fermement. Le cliché pourrait sembler banal à un détail près : l'homme est immergé dans une nuée de fumée, soulevé par une quinzaine de mains. Bouche grande ouverte et bras ouverts vers le ciel, il semble pousser un cri. De victoire ou de résistance, qu’importe… la composition, la lumière et l’ardeur émanant de l’image érigent cet homme ordinaire en prophète des temps modernes.

(Non exposée) © Youcef Krache / Collective 220.

Né à Constantine en 1987, l’auteur du cliché porte le nom de Youcef Krache et grandit à Alger. Son père est un amateur de photographie et sa collection de clichés familiaux fascine le jeune Youcef, dès son plus jeune âge : “C’est le trésor que l’on préserve” déclare-t-il. À 13 ans, il décide lui-même de perpétuer cette passion et prend ses toutes premières photographies pendant les mariages familiaux. En 2011, à la fin de ses études de marketing et d'hôtellerie, ce hobby prend de plus en plus de place dans son quotidien jusqu'à devenir son activité professionnelle. Bien loin des jolies images institutionnelles de mariage qu’il capturait plus jeune, l'artiste autodidacte opposera alors un tout autre visage de son pays : l’Algérie âpre et crue.

(Non exposée) © Youcef Krache / Collective 220.

C'est avant tout la vérité de son pays qui intéresse Youcef Krache, à l'instar d'autres photographes documentaires algériens rassemblés dans le Collectif 220 qu’il a cofondé en 2015. Parmi eux figure notamment Fathi Sahraoui, vainqueur du prix des amis de l’Institut du monde arabe en 2017. C'est donc un regard lucide que Youcef Krache tient à poser sur son pays, loin des “deux imageries, coloniale et institutionnelle” qui foisonnent dans la culture populaire et les médias. Afin de les contrer, il s’applique à documenter son environnement par la photographie, une soif de vérité et d'images n'est sans doute pas sans rapport avec l'admiration qu'il porte à Josef Koudelka. Chez cet illustre photographe de l’agence Magnum, ce qu'il retient par-dessus tout, c'est le don de saisir le moment opportun. Son usage du noir et blanc, le registre brutal de son travail prennent, quant à eux, leurs origines dans l’oeuvre du photographe Daidō Moriyama qui  livrait sur le Japon – tout comme lui, aujourd’hui, sur l'Algérie – des témoignages bouleversants sur la conjoncture sociale et politique de son pays.

 

Curieusement, PNL s’invite aux pugilats, sur le pelage des belligérants, des noms d'idoles et des tatouages animaliers sont peints pour mieux marquer les territoires.

Loin de s'arrêter aux références artistiques, Krache assure que tout ce qui l’entoure peut l’inspirer : Une bonne loubia (spécialité algérienne à base de lentilles) à elle seule peut suffire et te pousser à créer”, assure-t-il. Ainsi, on ne s’étonnera pas qu’une simple pièce de monnaie, sur laquelle est frappée une tête de bélier, lui ait insufflé l’idée d’une série : 20 cents. Présentée en 2018 à l’occasion du Festival international de photographies et d’arts visuels de Kerkennah (Tunisie), elle révèle la face cachée d’une Algérie que l’on connaît peu, où les combats de béliers remplacent ceux qui opposeraient si facilement les hommes : “Si un homme décide d’en défier un autre, et qu’ils sont tous deux nerveux, tout de suite ils en viennent aux mains.” Curieusement, PNL s’invite aux pugilats, initiales inscrites sur le pelage des belligérants : noms d’idoles ou énormes tatouages animaliers sont peints en travers de leur corps pour mieux distinguer les territoires qui s'affrontent. Ancienne, mais non traditionnelle, cette pratique — proche de la corrida — dont l’existence remonte à la colonisation donne lieu à une iconographie brutale, âpre et susceptible de heurter les âmes sensibles, mais nécessaire afin de saisir le quotidien des Algériens demeurant entre Annaba et Alger.

 

Ici s’arrête la vie.

Du côté de la capitale, c’est la rue qui règne en maître. C'est elle que Youcef Krache s'applique à dépeindre dans sa série El Houma, mot qui signifiant à la fois “quartier” et “territoire personnel” en arabe dialectal algérien. Enfants et adultes se regroupent. Des mains s’élèvent, se reflètent sur les murs sales. Les enfants courent sur les faîtes bétonnés devant des immeubles coloniaux désuets — tels que l’emblématique Climat de France construit par l’architecte français Ferdinand Pouillon en 1957 — symboles d’un patrimoine en perdition. Néanmoins, si l’on accole souvent à la rue maghrébine l’idée de combat ou de violence, Youcef Krache n’en est pas friand, bien qu’il soit particulièrement enclin à photographier les mouvements contestataires. En effet, l’espoir est finalement au cœur de son propos : un jour, tandis qu’il se balade dans les rues d’Alger, il découvre une phrase taguée sur un mur : “Ici s’arrête la vie”. Rapidement, après avoir pris la scène en photographie, il s’interroge sur les visées de cette sentence, révélatrice des conditions de vie critiques auxquelles beaucoup d’Algérois sont condamnés. “Ces personnes vivent à 10 voire à 12 personnes par chambre! Quel avenir leur est promis, si ce n’est de finir dealer, femme de ménage prostituée ?” se scandalise-t-il.

 

L'Algérie se relève doucement après le départ d'Abdelaziz Bouteflika sous l'œil attentif de Youcef Krache.

(Non exposée) © Youcef Krache / Collective 220.

Révolté d’une certaine manière, il n’en est pas moins optimiste en refusant ce verdict du destin. En “véritable dictateur”, il recouvre ainsi le tag par ses propres photographies, une manière d’également traduire à quel point un souffle de vie régit, encore et malgré tout, les rues, les quartiers et de manière plus générale, son pays. Aujourd’hui sous les projecteurs du monde entier — depuis le 16 février, date qui marque le premier soulèvement du peuple contre le régime en vigueur — l’Algérie se relève doucement après le départ d’Abdelaziz Bouteflika sous l’œil attentif de Youcef Krache qui, armé de son appareil, éternise ce tournant historique pour son nouveau projet en cours, Les derniers jours de B. 

 

“Algérie 91/19, Michael von Graffenried et Youcef Krache” du 5 juin 2019 au 26 juillet 2019

Galerie Esther Woerdehoff, 36, rue Falguière, Paris XV.