11 avr 2025

Festival Circulation(s) : qui sont les photographes à découvrir au Centquatre ?

Dans la grande cour du Centquatre et au sein de ses salles attenantes, l’institution inaugure chaque printemps son festival Circulation(s). Jusqu’au 1er juin 2025, les clichés d’une vingtaine de jeunes photographes du monde entier se dévoilent et déploient une large palette esthétique, tous teintés d’une sensibilité et de préoccupations intimes et politiques différentes. Numéro retient six talents à découvrir abscolument.

  • Par Camille Bois-Martin.

  • Sama Beydoun : la cuisine libanaise comme héritage

    Si l’héritage passe souvent par la langue ou la transmission d’objets, la cuisine tient également une place importante dans l’histoire d’un pays et d’une famille. En 2020, alors qu’elle est confinée à Beyrouth avec sa mère, sa grand-mère et son arrière-grand-mère, Sama Beydoun documente ses journées enfermée en famille. Au cours de la réalisation de ce photo-film, un lien fort se dessine au travers de la nourriture, ciment de son quotidien.

    Quelques années plus tard, alors qu’elle vient de quitter son pays pour rejoindre Paris, la jeune photographe tente d’entretenir son lien avec ses racines en s’infiltrant dans les appartements et les maisons de Libanais et Libanaises également installés dans la capitale française. Au sein de ces espaces intimes, elle les photographie en train de suivre des recettes héritées de leur mère ou de leur grand-mère : mains emmêlées dans la pâte, farce pétrie entre les doigts, pots de confiture précieusement conservés dans les placards… Exposés au Festival Circulation(s) dans espace lumineux et imbibé d’odeurs enivrantes, les clichés de Sama Beydoun ravivent, au travers des aliments, des récits familiaux et des souvenirs personnels, et tissent un pont vers le pays qu’ils ont, souvent contre leur gré, quitté.

    La nuit hostile racontée par Cendre

    À l’origine du projet Minuit brûle de Cendre, un événement traumatique : son agression homophobe dans une rue de Bordeaux en 2015. Après avoir porté plainte, iel est confronté à des forces de l’ordre qui lui rétorquent que “la pleine lune” en serait la cause… L’artiste originaire de Saint-Étienne entame alors un programme de reconstruction personnelle au travers d’une série de risographies (photographies imprimées en plusieurs couches de couleur). Sur ces images se détachent une gueule de loup – incarnation du prédateur –, une lune, en référence à son histoire intime, une meute ou encore une forêt, déclinées dans un dégradé de couleurs chaudes ou froides.

    Par son titre et ses motifs, le projet évoque symboliquement le cycle de la lune, son cycle menstruel et celui des agressions (à travers 180 photographies, en écho à la moyenne annuelle des agressions physiques homophobes recensées en France par SOS Homophobie en 2020, 2021 et 2022). Autant que physiquement, par la technique utilisée par l’artiste, qui a plongé chacune de ses pellicules dans son propre sang menstruel. Altérant la netteté des visuels et le fondu chromatique, ce processus alternatif, entre destruction et attention particulière portée au médium photographique, façonne des clichés qui existent malgré et à cause des dégâts qu’ils ont subis – à l’image de leur auteur.

    Les autoportraits d’Isabella Madrid : déconstruire les clichés de la femme colombienne

    Dans l’obscurité d’une des salles du Centquatre, un espace prend des allures d’autel ultra pop. Du rose, du violet et d’autres couleurs vives ponctuent les autoportraits photographiques d’Isabella Madrid, accrochés sur les cimaises et imprimés sur de larges blocs rectangulaires. Dénudée devant un cheval, lascive au milieu d’un lit de fleurs ou imprimée en Vierge sur un cierge, l’artiste se met en scène sous les traits d’une multitude d’archétypes associés à l’imaginaire de la femme colombienne, gangréné par de nombreux codes et symboles.

    Dans les paroles de chanteurs latino-américains comme dans l’industrie cinématographique à travers le monde, ces dernières souffrent d’un mythe colonial et patriarcal encore aujourd’hui profondément ancré dans la société, marqué par l’hypersexualisation de leur corps ou leur prétendue attitude tantôt pieuse, tantôt provocatrice. En s’emparant de ces codes visuels, la jeune Isabella Madrid en souligne ainsi les dérives.

    En tant que colombienne, j’ai grandi avec des attentes très spécifiques quant au type de femme que je devrais être, explique-t-elle. Sexy, enthousiaste, chaude et serviable, maternelle mais d’une manière érotique, forte mais soumise, à un dieu, à un homme, ou aux deux.” Puisant dans les souvenirs de son enfance en Colombie comme dans son quotidien plus récent, elle signe une série de clichés léchés aux couleurs attrayantes, où elle apparaît comme un produit des stéréotypes de la femme colombienne, réunis au sein de sa série au titre suggestif : Buena, Bonita y Barata, traduisible par “belle, bonne et bon marché”.

    La dent en or de Lucija Rosc exposée au festival Circulation(s)

    Dans son travail, la Slovénienne Lucija Rosc explore son histoire de famille – en particulier celle liée à sa relation avec ses grands-parents. Ses photographies ludiques et colorées nous plongent dans ses souvenirs d’enfance, entre archives familiales et clichés plus récents. À l’image de la série qu’elle présente ce printemps au Centquatre, intitulée Heirloom.

    Au gré de quelques larges images et d’une vidéo retransmise sur un vieux téléviseur, l’artiste aborde la question de la transmission, incarnée ici par une dent en or. Plus précisément celle de sa grand-mère qui, dans les années 60, se fit remplacer une dent abîmée par un placage en or, récupéré des décennies plus tard par Lucija Rosc pour en recouvrir à son tour sa propre dent. De la bouche de son aïeule à la sienne, la dent devient ici un symbole de l’héritage familial matériel et immatériel, renvoyant autant à l’argent qu’aux valeurs transmises de génération en génération.

    Artem Humilevskyi, du déracinement à la liberté

    Pendant le confinement, l’Ukrainien Artem Humilevskyi photographie sa maison, bulle protectrice et salvatrice contre la pandémie qui secoue alors le monde entier. Mais, deux ans plus tard, ces mêmes murs deviennent une menace, prêts à s’effondrer à chaque bombardement qui menace alors son pays depuis l’invasion russe en 2022. Le photographe entame ainsi une nouvelle série, simplement intitulée Roots (Racines), au sein de laquelle il aborde le déracinement forcé des Ukrainiens, comme la nécessité de sauver leur identité. Sur les cimaises du Centquatre, ses clichés s’accompagnent de phrases fortes de l’artiste, soulignant le contexte et le symbole dont elles retournent.

    À côté d’une image où il apparaît couché devant un champ de foin qui semble traverser son corps nu, recousu aux chevilles, au ventre et sur la poitrine, il écrit avoir pris cette photo lors de la libération de la ville de Bucha en 2022, après avoir vu les “horreurs que les Russes on fait subir aux innocents […]. J’ai eu l’impression que notre société était déchirée puis recousue ensemble par le pouvoir de l’esprit.” Juste à côté, un autre cliché le montre avec sa femme et son enfant dans une cabane en paille prenant feu. “[…] quand la guerre a éclaté, nos maisons sont devenues des pièges mortels”, écrit-il au-dessus. Autant d’images fortes – également exposées ce printemps à la Bibliothèque Claude Lévi-Strauss –, qui documentent à la fois le quotidien et les émotions d’un pays en proie aux menaces de la guerre.

    Les créatures hybrides d’Agnė Gintalaitė au festival Circulation(s)

    Présentées dans des cadres jaune fluo surprenants, les photographies d’Agnė Gintalaitė attirent le regard pour une tout autre raison. Ces images, a priori réalistes, désarçonnent le visiteur par leur apparence mi-humaine, mi-animale. Ainsi un mouton se dote-t-il d’un bras d’homme, tandis que le pelage d’un guépard se fond dans une chevelure et un corps humains, ou un visage se rallonge en museau…

    Signés de l’artiste lituanienne Agnė Gintalaitė – présentée au sein du focus sur la Lituanie du festival Circulation(s) –, ces clichés sont réalisés grâce à l’Intelligence Artificielle générative et l’album photo personnel de l’artiste, leur offrant ce semblant de réalisme stupéfiant. Une impression renforcée également par le noir et blanc, encore aujourd’hui perçu par nos esprits comme “fiable” (selon une théorie de l’essayiste Susan Sontag publiée à la fin du 20e siècle). Chimères semblant sorties d’une peinture surréaliste, ces personnages hybrides créés par la photographe soulignent surtout les erreurs du mode de pensée de l’IA et leur capacité à devenir des outils de désinformation de masse.

    Festival Circulation(s), jusqu’au 1er juin 2025 au Centquatre-Paris, Paris 19e.