Rencontre avec Wolfgang Tillmans, le maestro de la photographie exposé au Centre Pompidou
Avant la fermeture du Centre Pompidou pour cinq ans, l’artiste Wolfgang Tillmans s’empare des 5000 mètres carrés de la Bibliothèque publique d’information avec une grande exposition personnelle. Un lieu de savoir et de mémoire, qui lui donne l’occasion de plonger dans la sienne et de créer un dialogue entre anciennes œuvres et nouveaux projets. Interview.
Portraits par Suffo Moncloa ,
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Numéro art : Vous êtes, cet été, à l’affiche de la dernière exposition personnelle du Centre Pompidou avant sa fermeture pendant cinq ans. Vous investissez un espace emblématique : la Bibliothèque publique d’information, vidée de ses 430 000 documents. Comment avez-vous abordé cet ambitieux projet ?
Wolfgang Tillmans : Pour chaque exposition, mon point de départ est généralement l’espace physique dans lequel je vais présenter mon travail : l’institution, la ville et mon histoire avec cette ville… Ensuite, je m’intéresse au public, aussi bien local et itinérant, qui viendra la visiter. Enfin, à la place de cette exposition dans ma carrière, face aux années qui précèdent et qui arrivent. En l’occurrence, ma dernière exposition à Paris remonte à 2002, au Palais de Tokyo, il y a donc maintenant vingt-trois ans.
Dès que Laurent Le Bon et Xavier Rey [respectivement président du Centre Pompidou et directeur du musée national d’Art moderne] m’ont parlé de cette carte blanche, en 2022, ils m’ont confié l’espace de la BPI, soit un espace complètement ouvert. On revient finalement aux origines de l’architecture du bâtiment, que Renzo Piano et Richard Rogers ont conçu de telle manière qu’il n’y ait ni colonnes ni murs. Très rapidement après l’ouverture du musée, on a commencé à construire des murs à tous les autres étages, jusqu’à ce que la BPI, au niveau 2, ne devienne plus que le seul dernier plan ouvert restant. Exposer ici me permet ainsi d’explorer aussi bien le passé que l’avenir du musée.
“J’envisage mes expositions comme des performances à travers lesquelles je dévoile,
chaque fois, de nouvelles couches de moi-même.” – Wolfgang Tillmans.
Toujours très impliqué dans la conception de vos expositions personnelles, vous avez l’habitude de vous replonger dans vos archives photographiques et de recomposer des dialogues entre les clichés, les séries, les thématiques et les époques. En quoi le contenu de celle-ci différera-t-il de votre grande rétrospective au MoMA, en 2022, qui retraçait déjà plus de trente ans de carrière ?
L’exposition au MoMA était conçue comme une chronologie, des années 80 à 2022, une structure très atypique pour moi. Ici, il n’est pas question de chronologie. Comme nous sommes dans une bibliothèque, j’accorderai beaucoup de place au contenu imprimé et à la matérialité du papier : j’adore fabriquer et publier des livres, j’adore les journaux – et me vois aussi parfois comme un journaliste. Mais j’ai eu aussi envie de jouer un peu. Certaines sections de l’exposition vont plutôt explorer mes différents types d’abstractions sur papier – les Paper Drops, les Lighters, les Silvers…
Il y aura des focus sur certaines thématiques récurrentes dans mon travail, comme l’eau. J’ai aussi réfléchi à ce que j’ai produit en France depuis mes débuts ; c’est pourquoi on trouvera dans l’une des salles des images réalisées à Reims en 1985. Pour la première fois depuis une dizaine d’années, j’expose aussi l’œuvre Memorial for the Victims of Organized Religions, une grille composée de quarante-huit tirages presque noirs que j’avais réalisée en 2006, constatant qu’il existait des mémoriaux partout, mais aucun pour les victimes des religions instituées.
Vous dévoilez aussi un film inédit, tourné dans la bibliothèque avant sa fermeture au public.
Je voulais rendre hommage à la BPI, qui est un lieu fréquenté et apprécié par tellement de personnes. Comme nous ne pouvions pas filmer ses visiteurs, encore moins en caméra cachée, nous avons invité soixante lecteurs en novembre, un jour de fermeture, à évoluer librement dans la bibliothèque tout en étant filmés et photographiés. Nous ne savions pas du tout à quoi nous attendre et, en fin de compte, nous avons capturé une réplique vivante et exacte d’une journée normale à BPI ! Le film sera montré sur ses moniteurs d’autoformation. Ce jour-là, j’ai également enregistré le son de la bibliothèque, que j’aimerais diffuser dans l’un des espaces de l’exposition. On peut penser que le lieu est silencieux, mais en réalité, c’est un silence très vivant au vu de tout ce qui s’y passe…
Le défi de la carte blanche est sans doute excitant, mais ne s’avère-t-il pas aussi effrayant lorsqu’il est question d’investir plus de cinq mille mètres carrés ?
“Faire tout ce qu’on veut” n’est effectivement pas facile quand on est un artiste qui travaille avant tout sur les murs… et qu’il n’y a pas de murs ! Je fais aussi très attention à la durabilité de l’architecture des musées et j’essaie de réutiliser ce qui était là avant, dans les expositions précédentes. Il était clair que nous n’allions pas remplir la BPI de murs pour ensuite tout démolir ; donc, je conserve certains éléments, comme des étagères, exactement comme ils étaient, et j’en construis d’autres. Les tables me servent de vitrines et de présentoirs. Deux étagères de quinze mètres de long contiendront des livres provenant des dix catégories qui constituent la bibliothèque – j’espère que ce sera très beau de voir tout ce condensé de savoir mis en scène ainsi. Sur le plus long espace mural de la salle, le couloir, où personne n’a jamais rien accroché, j’expose également de grands tirages non encadrés.
Au vu de l’ambition et de la complexité du projet, avez-vous travaillé avec des architectes ?
Lorsque j’ai reçu l’invitation, j’ai d’abord pensé embaucher toute une équipe et agrandir mon studio pour l’occasion. En fin de compte, j’ai travaillé main dans la main avec Florian Ebner, conservateur en chef du Cabinet de la photographie, et l’architecte et scénographe Jasmin Oezcebi, qui a mis toute son expertise et ses connaissances à ma disposition pour concrétiser ma vision de l’espace. J’ai eu beaucoup de chance. La poésie de l’exposition viendra aussi beaucoup de ce que vous ne voyez pas, de ce que je n’ai pas fait.
En la préparant, je me suis souvent demandé : “Qu’est-ce que je touche et qu’est-ce que je laisse intact ?” L’une des principales nouveautés sera un espace formé par un grand mur vidéo LED et un grand rideau argenté, où je diffuserai une nouvelle pièce mêlant son et images en mouvement. J’ai longtemps critiqué l’utilisation des murs LED, que je vois comme des gestes de pouvoir – vu leur coût – dont certains artistes aiment abuser. Mais la présence de ce mur faisait sens ici, puisqu’il sert aussi bien à illuminer l’espace qu’à diffuser mes images.
“Ma passion précoce pour l’astronomie m’a donné un sens aigu de la géométrie et du cadrage.” – Wolfgang Tillmans.
On a souvent décrit votre pratique comme un journal intime, ce que vous avez pourtant rapidement contredit. D’où vient cette méconception ?
Lorsque je me suis fait connaître au milieu des années 90, on parlait beaucoup de l’“authenticité” qui émanait de mes photographies. Alors, j’ai commencé à insister sur le fait qu’elles étaient mises en scène. “Non, ces jeunes gens ne s’assoient pas spontanément à moitié nus sur les branches d’un arbre !” [Rires.] Le sentiment d’authenticité que je cherchais à créer était très différent de celui de Nan Goldin, par exemple. On peut seulement parler de “journal” car mes images ont toutes été réalisées dans des endroits où je me suis rendu physiquement, en voyage ou à Berlin, où j’habite.
Mais, par exemple, lorsque je réalisais mes natures mortes au début des années 90, je cherchais à montrer la qualité du melon, comment le jus se sépare de la pulpe… quelque chose de très universel. Je n’ai jamais photographié des fruits pour dire : “Regardez ce que j’ai mangé.” Je ne suis pas un prédécesseur d’Instagram ! À travers mes photos, je souhaite simplement que des personnes ressentent une familiarité avec ce que je montre, et qu’en résulte un moment de partage autour d’une même expérience.
On ressent ce désir d’un langage universel avec la récurrence du monde astronomique dans vos œuvres, mais aussi sur votre compte Instagram, où vous chroniquez régulièrement les phénomènes astronomiques visibles à l’œil nu. Comment cette obsession enfantine a-t-elle forgé votre regard d’artiste ?
Quand j’étais enfant, j’ai trouvé un petit livre sur l’astronomie dans la bibliothèque de mes parents et le sujet m’a complètement obsédé pendant les quatre années suivantes. La solitude face à l’espace et l’infini ne m’a ni fait peur ni rendu triste; au contraire, j’ai justement ressenti un sentiment de solidarité lié à une condition commune. Les premières années de ma carrière, j’ai mis mon côté scientifique en veilleuse, jusqu’au jour de 1998 où je suis allé assister à une éclipse solaire totale à Aruba, dans les Caraïbes – mon rêve de petit garçon.
“La cause européenne est plus vivante et plus urgente que jamais.”
– Wolfgang Tillmans.
De là, l’astronomie est revenue dans ma vie sous la forme d’un enjeu artistique et j’ai commencé à travailler sur la perception et l’espace. Au début des années 2000, mes séries centrées sur le ciel et la ligne d’horizon m’ont permis d’explorer la question des frontières : dans ces photos, elles y apparaissent très clairement de loin mais disparaissent lorsqu’on s’approche. En 2016, certains de ces clichés sont devenus l’arrière-plan de mes affiches anti-Brexit [dans le cadre de sa Remain campaign], dont tout l’enjeu portait sur les frontières du Royaume-Uni. Avec du recul, je dirais que ma passion précoce pour l’astronomie m’a aussi donné un sens aigu de la géométrie et du cadrage, et m’a appris l’importance de l’observation exacte lorsqu’on se trouve à la limite du visible.
Cela fait, en effet, des années que vous vous engagez en faveur d’une Europe unie et solide. Vous portez d’ailleurs aujourd’hui le tee-shirt de la campagne que vous avez orchestrée pour les élections européennes en 2019. Depuis, vous avez mené une campagne contre le Brexit, puis une nouvelle campagne pour les européennes de l’an dernier… Cet engagement sera-t-il visible dans l’exposition ?
Nous consacrons une section entière à Between Bridges, le lieu d’exposition que je dirige depuis dix-huit ans à Londres et à Berlin [qui a, en 2017, donné lieu à la création d’une fondation engagée en faveur de l’humanisme, de la solidarité et de l’avancée de la démocratie, soutenant les arts, les droits des LGBT+ et la lutte contre le racisme]. À la BPI, un espace sera aussi dédié à mes campagnes pour les élections européennes, avec notamment ce slogan de 2019 : “Votons ensemble, votons pour l’Europe.” Un slogan particulièrement actuel alors que nous assistons à une attaque organisée contre l’Union européenne de la part de Trump, de la Chine ou encore de la Russie, déterminés à briser l’unité de notre continent, pendant qu’Elon Musk s’implique activement dans la politique allemande. La cause européenne est donc plus vivante et plus urgente que jamais, et mon engagement à ce sujet n’a jamais été aussi visible que dans cette exposition.
Le titre de votre rétrospective au MoMA était To Look without Fear (“Regarder sans crainte”), un message puissant et optimiste. Celui de votre exposition au Centre Pompidou, Rien ne nous y préparait − Tout nous y préparait, parle davantage de dualité et des limites de l’action. Y a-t-il entre ces deux titres une suite logique ?
Le titre pour le Centre Pompidou m’est venu d’un sentiment personnel très fort, mais aussi, bien sûr, du contexte mondial actuel. D’un côté, tout ce qui se passe politiquement, écologiquement, économiquement, culturellement, nous apparaît comme une surprise, mais de l’autre, est loin d’en être une. Il y a beaucoup d’événements que nous aurions pu voir venir – je ne vise personne et m’inclus, d’ailleurs, dans cette critique –, et en même temps, nous ne pouvons pas être tenus responsables de tout, ni tout savoir. Ce titre, pour moi, évoque cela. Mais j’insiste aussi sur la possibilité de regarder à nouveau la réalité en face, sans crainte ni œillères.
En 2016, vous annonciez votre retour à la musique trente ans après la sortie de votre premier EP. Vous êtes depuis resté très actif et avez produit deux albums, dont Build from Here paru l’an passé. Observez-vous des parallèles entre votre manière de composer des morceaux et de capturer des images ?
Je vois l’enregistrement comme une photographie du son. J’utilise beaucoup de field recordings, [littéralement « enregistrements de terrain », prise de sons naturels en extérieur], de samples, mais j’ai remarqué que, quand je fixe un son sur un enregistreur, je finis toujours par utiliser ce premier enregistrement dans le morceau final, là où la plupart des artistes enchaînent les prises en studio. De même pour mes prises de vues, je ne dis jamais : “Ça ira pour aujourd’hui, je photographierai à nouveau cette feuille de papier demain.”
Même si la feuille n’a pas bougé, la scène sera complètement différente le lendemain, parce que la lumière, mais aussi et surtout la chimie de mon cerveau, auront changé. Je vois le moment créatif comme une intersection entre le temps et l’espace, le cerveau, le passé, la technique, la présence, la disponibilité, etc. La rencontre de tous ces paramètres en un seul point est très difficile à recréer à l’identique.
J’imagine donc qu’il en est de même pour vos expositions. Si l’on y recroise parfois les mêmes tirages, toutes sont le fruit d’une conjoncture complètement différente…
Tout à fait, mes expositions sont le résultat de plusieurs semaines passées dans un espace et du choix de ce que je veux montrer ou non. Je les envisage vraiment comme des performances à travers lesquelles je dévoile, chaque fois, de nouvelles couches de moi-même.
Vous avez toujours accordé beaucoup d’importance à la matérialité des images et à la manière dont elles sont accrochées – épingles, cadres ou absence de cadre… – et associées. Depuis que vous avez débuté, avez-vous observé des changements dans la façon dont la photographie est exposée ?
Lorsque j’ai commencé à utiliser les cadres larges à la fin des années 90, personne ne le faisait. La technique que j’ai mise au point, consistant à faire flotter le tirage dans le cadre pour garder de l’espace au devant et au dos, allait fortement à l’encontre des standards de l’époque pour la photographie. Depuis, cette méthode est devenue très courante et mon style d’accrochage a été imité à maintes reprises. Mais même après dix ans d’Instagram et de prolifération incessante des images, je peux toujours reconnaître quand j’en suis l’auteur ! C’est bien la preuve que la photographie, encore perçue comme un simple médium technique, est en fait incroyablement profonde sur le plan psychologique.
Wolfgang Tillmans, “Rien ne nous y préparait − Tout nous y préparait”, exposition du 13 juin au 22 septembre 2025 au Centre Pompidou, Paris 4e.
Partenaire principal de l’exposition, la maison CELINE propose pour l’occasion quatre journées de visite en accès libre les 13 juin, 3 juillet, 28 août et 22 septembre prochains. Les billets sont réservables ici.