Ugo Rondinone, une star de l’art exposée à Reiffers Art Initiatives
Connu pour ses œuvres impressionnantes où règne la couleur, Ugo Rondinone nous emporte dans de fascinantes méditations sur le cycle de la vie, le Temps, la Nature et le Monde. Pour la fondation Reiffers Art Initiatives, il a endossé le rôle de mentor du jeune Français Tarek Lakhrissi. Leur exposition commune Who is afraid of red blue and yellow? ouvre ses portes près de la place de l’Étoile. Parallèlement, l’artiste d’origine suisse est aussi célébré à la galerie Mennour.
Texte par Éric Troncy.
Portrait par Horst Diekgerdes.
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“Comme un diariste, j’enregistre l’univers vivant. Cette saison, ce jour, cette heure, ce bruit dans l’herbe, cette vague qui s’écrase, ce coucher de soleil, cette fin de journée, ce silence”, dit Ugo Rondinone – et cette phrase sert d’introduction à son exposition en cours au musée SAN, en Corée du Sud (Burn to Shine, jusqu’au 1er décembre). Depuis qu’elle est apparue à la fin des années 80, son œuvre, en effet, entretient une relation spéciale avec le temps, qu’elle fige la fugacité d’un éclair (Light, 2023) ou prenne la forme d’une déambulation sans début ni fin, comme quand Joana Preiss parcourt sans but apparent le dédale des rues et des passages de l’architecture moderniste de Beaugrenelle, à Paris (Roundelay, 2003).
Ugo Rondinone est né à Brunnen, en Suisse, en 1964. Il a été l’assistant de Hermann Nitsch en 1983 et étudia à l’université des Arts appliqués de Vienne entre 1986 et 1990 : là, il fut l’élève de Bruno Gironcoli. Il a commencé par enregistrer un temps “personnel”, réalisant en 1992, 1993, 1994, 1995… un diary prenant la forme d’une série de dessins à l’encre venant en addition d’un texte où l’artiste raconte son quotidien, ou plutôt raconte un quotidien qu’il présente comme étant le sien – en l’occurrence, celui d’un jeune gay, au début des années 90, mêlant sex, drugs and rock’n’roll à une forme de mélancolie. (“Je suis allongé sur mon lit dans le noir depuis une heure, je bois la dernière canette de bière du pack de six et j’écoute Alice Donut. Puis je pense à quelque chose. Je vais à mon bureau dans le noir et prends le tube de faux sang que j’ai acheté en ville aujourd’hui. Je m’assois, ivre, dans le fauteuil, j’allume la lampe et je presse un peu de sang sur mon doigt. Il a l’air assez réel, je lève mon poignet et je trace une épaisse ligne rouge dessus.”)
Faire l’expérience d’une œuvre (et a fortiori d’une exposition) de Rondinone, c’est faire, à un degré plus ou moins aiguisé de conscience, l’expérience de la fugacité du temps. “À travers un olivier moulé, vous vivez non seulement un laps de temps réel, mais aussi une temporalité différemment calibrée”, explique l’artiste, qui fait ici référence à ses nombreuses sculptures représentant des arbres. Le premier d’entre eux fut moulé sur un olivier trouvé dans la banlieue de Matera, ville italienne d’où le père de Rondinone, Benito, était originaire. “Le temps peut être perçu à travers ces arbres comme une abstraction vécue, car leur forme est façonnée par l’accumulation du temps et la force du vent.”
Les “clockworks without arms”, vitraux circulaires, sont une forme récurrente dans l’œuvre de Rondinone (de taille modeste, environ 30 cm de diamètre au début des années 2010, les plus récents ont un diamètre de 120 cm) et entretiennent un curieux rapport au temps : rappelant à la fois les cadrans des coucous suisses et la célèbre horloge du pavillon Amont de la gare d’Orsay, devenue musée, ils sont en effet dépourvus d’aiguilles, et les chiffres romains qui ponctuent leur pourtour ne bénéficient pas d’une position traditionnelle (le 12 n’est jamais en haut). Days Between Stations (1992), l’une de ses œuvres les plus anciennes, est composé de plus de 900 cassettes vidéo de soixante minutes chacune, conservant les séquences enregistrées par une caméra abandonnée ici ou là (sur le sol de l’atelier par exemple).
Peut-être parce que trop liées à la réalité, ces cassettes sont exposées dans leurs boîtes, sur des étagères, comme une sédimentation du temps plus que comme l’exploration de leurs récits. L’œuvre de Rondinone, au fond, renvoie aux “Mythologies individuelles” auxquelles Harald Szeemann réserva une section de la Documenta 5, dont il fut, en 1972, le commissaire. Comme celles des artistes concernés (Christian Boltanski, Jean Le Gac, etc.), l’œuvre de Rondinone relevait moins de l’exposition de soi que de la mise en scène de soi : l’œuvre d’art n’est pas un document et n’a aucun compte à rendre à la vérité.
Celle de Rondinone est une sorte de billard à trois bandes que chaque œuvre cogne successivement. La première est de nature autobiographique : “L’art commence dès l’enfance. En tant qu’artiste, vous vous nourrissez de souvenirs d’enfance. De nombreux artistes se retirent lorsqu’ils sont enfants et construisent leur propre monde. Leur art le révèle.” La seconde est l’histoire de l’art. “Si l’on fait de l’art aujourd’hui avec pertinence, alors les mouvements [artistiques] font naturellement partie de l’information contenue dans une nouvelle œuvre. Chaque œuvre d’art a son histoire et porte en elle toute l’information de l’histoire de l’art”, affirme l’artiste. La troisième participe de la fiction, celle vers laquelle l’œuvre dirige le spectateur et fabrique une réalité alternative.
Dans la série photographique I Don’t Live Here Anymore, initiée en 1995, Rondinone se met à l’occasion en scène sous les traits d’un panthéon de personnages presque exclusivement féminins, donnant à son œuvre des allures de jeu de rôles. Les premières pierres de cette œuvre ont été posées à la toute fin des années 80 : de grands paysages à l’encre noire sur fond blanc, sur toile, réalisés d’après l’agrandissement de petits dessins exécutés par l’artiste – ils forment, selon ses propres mots, les fondations de son œuvre.
Chacun représente cinq à six semaines de travail et porte pour titre, en allemand, le jour où l’œuvre a été terminée, écrit en lettres capitales et sans intervalles, par exemple : SIEBTERMÄRZNEUN ZEHNHUNDERTNEUNUNDACHTZIG, de 1989 (soit : LESEPTMARSMILLENEUFCENTQUATRE VINGTNEUF), et il en va ainsi de la quasi- totalité de ses œuvres relevant de l’exercice de la “peinture” depuis trente ans : les Landscape, Clock, Brickwall, Cloud, Sunrisesunset…
Ces Landscape paintings définissant pour l’esprit autant de décors possibles pour l’expansion à venir d’un récit, et dans lesquels la couleur ne fit son apparition qu’après 1991, tandis que Rondinone entreprenait une série de peinture circulaires déployant des cercles concentriques colorés évoquant des cibles (en vérité, d’abord sur des toiles rectangulaires, puis sur des tondos après 1995).
C’est un motif chargé dans l’histoire des formes contemporaines, de Jasper Johns à Kenneth Noland : de ce dernier, Rondinone reprit à son compte, dans la série Horizon (1999-2011), la forme de grands tableaux horizontaux sur lesquels s’étirent des bandes colorées. Pour autant, la série des “cibles” porte le titre de Sun : l’œuvre de Rondinone semble tout entière soumise aux quatre éléments. Représentations de la pluie, de la neige, des étoiles, des nuages, de l’air (ses personnages Humansky flottent dans l’air), de la terre (ses petites sculptures en bronze portent la trace des doigts au moulage), du soleil… jusqu’aux récents et spectaculaires éclairs, épisodes météorologiques fugaces figés par Rondinone sous les traits de grandes sculptures arachnéennes jaune fluo. On en trouve trace aussi dans ses poèmes : “Summer automne winter spring sun moon stars y you” (Poem, 2007); “I want to be air or wind to be at ease in outer space but in the world” (Poem, 2007).
Dès après ce geste séminal, la couleur prit une dimension particulière dans l’œuvre de l’artiste, que radicalisa, en 1997, Cry Me a River, les lettres de ce texte devenant un arc-en-ciel lumineux de presque huit mètres (Rondinone en livra plus de quinze versions avec des textes différents jusqu’à Long Last Happy en 2020). Leur composition colorée évoque sans aucun doute possible le gay flag – pas la version originale dessinée par Gilbert Baker en 1978, qui comprenait huit couleurs, mais celle, devenue populaire après 1979, dans laquelle il n’y a plus de rose et où deux tonalités de bleu (turquoise et indigo) ont été fusionnées en une seule. Mais elle évoque également la palette colorée de Richard Paul Lohse (1902-1988), le peintre zurichois fondateur de l’art concret (Rondinone résida longtemps en Suisse), ou les Spectrum commencés en 1953 par Ellsworth Kelly.
La structure de l’œuvre de Rondinone, à laquelle plus de trente années de recul donnent une réelle densité et une parfaite visibilité, est fabriquée par ses “séries” auxquelles l’artiste revient à son gré. Chacune est conçue autour d’une forme ou d’un élément simple : une porte, un nuage, une ampoule, un arbre, un soleil, une horloge sans aiguilles, un mur de briques, des empilements de pierres, des moines et des nonnes… Ce sont des éléments simples auxquels Rondinone donne une présence spectaculaire en en modifiant l’échelle, la texture, la couleur… et qui, tous, ont une haute puissance narrative et permettent des récits infinis.
L’exposition, toujours conçue par l’artiste comme “moment”, met en scène un petit nombre de ces éléments et fabrique, aussi, une fiction, une réalité alternative provisoire dans laquelle s’expriment les états d’âme de l’artiste et les sentiments que lui inspire la traversée de l’époque. Il est fascinant d’observer la très grande disposition de ces éléments à produire, par leur simple combinaison, des récits riches et ouverts.
Un moine placé devant une porte close ou devant une ampoule énorme suspendue au plafond produira deux possibilités de récits initiaux auxquels l’esprit peut donner toutes les suites imaginables. Ces récits, dont la conception finale nous incombe, offrent à nos pensées et à notre présence au monde autant d’échappatoires incertaines : nous rejoignons alors l’artiste dans son propre voyage sans fin à travers le temps et l’histoire de l’art.
Ugo Rondinone et Tarek Lakhrissi. Who is afraid of red blue and yellow ?, du 15 octobre au 16 novembre à Reiffers Art Initiatives, Paris 16e.
Ugo Rondinone. still, du 10 octobre au 21 décembre à la galerie Mennour, Paris 6e.