20 nov 2024

Surréalisme : cent ans d’un mouvement toujours très contemporain

Du Centre Pompidou aux galeries parisiennes, le centenaire du Manifeste du surréalisme offre cette saison pléthore d’expositions consacrées au mouvement. L’occasion de replonger dans les grands enjeux du mouvement et s’interroger sur leur actualité.

Salvador Dalí, Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une pomme-grenade, une seconde avant l’éveil (vers 1944). © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dali / Adagp, Paris 2024.

Aux origines du surréalisme, mouvement artistique majeur

Mais qu’est-ce que le surréalisme ? Revenir à son point de départ, c’est comprendre contre quoi il est né et sa portée révolutionnaire ; et comprendre les raisons de son rayonnement actuel.

En 1924, donc, à Paris, ce n’est d’abord qu’un petit groupe de poètes d’une trentaine d’années, pour la plupart passés par Dada. L’un d’eux, Breton, commence une préface pour un volume de ses poèmes, Poisson soluble. À mesure qu’il l’écrit, elle devient plus générale et évolue en manifeste théorique. Breton énonce alors la définition du surréalisme à la manière d’un article de dictionnaire : “Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.” Le mot, en lui-même, n’est pas neuf : il a été employé par Guillaume Apollinaire peu avant sa mort. Mais la définition que Breton en donne est neuve et puissante.

Un rejet des traditions et de la conscience

Premier point : se dégager des traditions, se débarrasser de l’autorité de la rationalité et de la conscience. L’automatisme doit permettre à l’acte créateur de s’accomplir sans être assujetti à aucune règle formelle ni aucune loi “esthétique ou morale”. Tout ce qui est en celle ou celui qui s’exprime peut être à nu, sans autocensure, sans interdits. Breton se réfère à ce que Sigmund Freud nomme inconscient. Interne en psychiatrie durant la Première Guerre mondiale, il connaît les premiers travaux du fondateur de la psychanalyse et se rend à Vienne en 1921 pour le rencontrer. La discussion tourne court, mais l’essentiel est dans cette exigence de liberté absolue, qui n’a été atteinte auparavant que par de très rares poètes, Rimbaud, Lautréamont et Jarry. Il y a donc rupture avec les principes jusqu’alors imposés et déclaration d’une révolution. Que dans les sociétés actuelles, qui sont standardisées, normées et ultra surveillées, cet appel à une liberté sans limites ait un écho puissant : rien de plus justifié.

Dora Maar, Sans titre [Main-coquillage] (1934). © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jacques Faujour/Dist. RMN-GP
© Adagp, Paris, 2024.

De la littérature à la peinture, l’art sous toutes ses formes

Deuxième point : cet appel vaut pour tous les modes d’expression. C’est le “de toute autre manière” de Breton. Poète, entouré de poètes – Paul Éluard, Philippe Soupault, Robert Desnos, Louis Aragon, etc. –, celui-ci se réfère d’abord à l’expression par le langage. Le surréalisme est en effet, initialement, une avant-garde littéraire, Littérature étant le titre de la revue que Breton a fondée avec Aragon et Soupault en 1919 et qu’il dirige jusqu’à son dernier numéro, en 1924.

Il n’a cessé de l’être depuis, l’une des principales poétesses du mouvement, Annie Le Brun, étant morte cet été. Faire l’histoire de la poésie surréaliste reviendrait ainsi à citer, outre ceux qui viennent de l’être, la plupart des poètes les plus lus du 20e siècle, dont Antonin Artaud, René Char et Aimé Césaire. Mais le surréalisme, dès 1924, est un mouvement ouvert à tous les arts. 

Giorgio De Chirico, Le chant d’amour (1914). Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence. © Adagp, Paris, 2024.

Avant lui, le cubisme de Picasso et Apollinaire, Dada, avec Tzara et Picabia, ont réuni écrivains et peintres, mais le surréalisme fait de cette convergence des arts un principe existentiel. “Le fonctionnement réel de la pensée” peut prendre les formes matérielles les plus variées, et la notion d’automatisme est incompatible autant avec celle d’enseignement artistique habituel – qui est aliénation du moi créateur – qu’avec celle d’une spécialisation technique – qui est limitation de celui-ci. Il peut donc y avoir des arts visuels surréalistes, et Breton publie la première version de son Le Surréalisme et la peinture dès 1928. 

Le principe est le même qu’en poésie : l’expérimentation permanente, la recherche de l’inconnu. S’ouvre le champ des découvertes visuelles que font surgir Max Ernst, Joan Miró, Yves Tanguy, René Magritte et tant d’autres qu’on n’essaiera pas d’être exhaustif. Le cinéma lui-même est touché : ainsi Luis Buñuel, Alain Robbe-Grillet ou David Lynch. Mulholland Drive est un film surréaliste au sens propre du mot. Il n’est donc pas nécessaire d’insister : le surréalisme a révolutionné les arts.

René Magritte, L’Empire des lumières (1954). © Bruxelles, MRBAB / photo : J. Geleyns – Art Photography.

L’engagement politique et social des surréalistes

Mais pas seulement. La reconnaissance muséale ne doit pas faire oublier un troisième point tout aussi essentiel. Les surréalistes ne sont pas seulement révolutionnaires dans leurs livres ou sur leurs toiles. Ils le sont politiquement et socialement. La première revue qu’ils créent se nomme La Révolution surréaliste. Lui succède Le Surréalisme au service de la révolution, titre plus explicite encore. On y trouve des récits de rêves, mais aussi des manifestes contre l’armée, l’université ou les institutions psychiatriques, qui sont trois pouvoirs oppressifs. Le christianisme y est tourné en dérision par Benjamin Péret. Éluard y dénonce le colonialisme des puissances européennes. Breton y appelle à la grève générale. 

Des tentatives d’alliance sont lancées en direction du Parti communiste français, qui échouent en raison des directives de Moscou. À partir de 1936, les surréalistes, à l’exception consternante de Dalí, prennent parti pour la République espagnole contre le coup d’État de Franco et s’engagent dans la guerre contre le fascisme. En 1938, Breton se rend à Mexico rencontrer Léon Trotski et ils écrivent ensemble un manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant. 

Leonora Carrington, Green tea (La Dame ovale)(1942). © Adagp, Paris, 2023. © Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence.

Sous l’Occupation, le choix est entre l’exil aux États-Unis ou au Mexique – Breton, Péret, Masson, Ernst… – et la clandestinité de la Résistance – Aragon, Éluard, Char, Bellmer… En 1941, à la Martinique, Breton découvre Cahier d’un retour au pays natal et se lie d’amitié avec Suzanne et Aimé Césaire. Là encore, il serait facile d’accumuler les faits qui montrent que la révolution surréaliste veut agir sur la société tout entière. La libération des mœurs dans la France gaulliste et Mai 68 en sont des effets. On ne s’étonnera donc pas qu’aujourd’hui, alors que régression puritaine et ordre moral reviennent ou se renforcent, la liberté surréaliste soit un modèle.

Elle l’est pour deux autres raisons, tout aussi actuelles. La première est que le surréalisme est incompatible avec les nationalismes, les patriotismes guerriers et leur conséquence fatale : le racisme. Ernst, ex-soldat allemand, donc ancien ennemi, entre en France en 1922 avec le passeport d’Éluard : c’est plus qu’une anecdote. Deux ans auparavant, le poète roumain Tristan Tzara est arrivé à Paris, venant de Zurich où il a été l’un des créateurs de Dada, comme plus tard Victor Brauner fuyant l’antisémitisme. Miró est catalan, comme Antoni Tàpies.

Max Ernst, Nature dans la lumière de l’aube (1936). Staedel Museum, Francfort.

Le surréalisme, un mouvement d’envergure internationale

L’expansion du mouvement est ainsi continue en Europe dans l’entre-deux-guerres, à Bruxelles, Prague, Londres et les pays nordiques ; et vers le Brésil, le Mexique, les États-Unis et le Japon. Les expositions du surréalisme, dont Breton et Duchamp sont les grands ordonnateurs à Paris en 1938, 1947 et 1959, se déclarent toutes internationales, et chacune accueille de nouveaux venus. Ainsi, dans la troisième apparaissent des œuvres de Robert Rauschenberg et de Jasper Johns, alors inconnus en Europe. Le surréalisme a donc grandement contribué à l’internationalisation de la création dans le contexte désastreux de l’entre-deux-guerres. Cela a du sens aujourd’hui.

Et il en va tout autant de cette dernière caractéristique : l’importance des créatrices, qui est aujourd’hui bien mieux reconnue qu’elle ne l’a longtemps été. Toyen, Leonora Carrington, Remedios Varo, Dorothea Tanning, Jane Graverol, Ithell Colquhoun, Louise Bourgeois n’ont pas été les “femmes de” ou les “modèles de”, mais des artistes dont les œuvres sont considérées désormais avec autant d’attention que celles de leurs contemporains masculins. En 2022, la Biennale de Venise les avait réunies dans une grande – mais pas suffisamment grande – salle pour les mettre enfin en évidence. Depuis, ce mouvement s’amplifie. Encore une actualité du surréalisme.

“Surréalisme”, exposition jusqu’au 13 janvier 2025 au Centre Pompidou, Paris 4e.