Rencontre avec Martha Jungwirth, l’immense peintre célébrée à Bilbao et Venise
Depuis les années 60, Martha Jungwirth développe inlassablement une peinture abstraite d’une grande expressivité, où triomphe l’émotion à travers des jaillissements de couleurs. Alors que l’artiste autrichienne représentée par la galerie Thaddaeus Ropac connaît une visibilité croissante depuis une dizaine d’années, Numéro art est parti à sa rencontre dans son atelier à Vienne, où elle prépare actuellement une exposition personnelle au Palazzo Cini ainsi qu’une rétrospective au Guggenheim Bilbao.
Propos recueillis par Anaël Pigeat.
Dans l’atelier de la peintre Martha Jungwirth à Vienne
Martha Jungwirth travaille dans un vaste atelier un peu à l’écart du centre de Vienne. Aux murs, de grandes feuilles brunes avec des peintures en cours. Sur de larges tables, des dos de tableaux anciens qui serviront pour des œuvres de petit format. Un ami les lui a apportés comme cadeaux. Avec leurs taches de vies passées, certains sont si beaux qu’elle voudrait les conserver tels quels. Sur une autre table, un tapis rose, orange et violet qu’un collectionneur lui a prêté : il pourrait lui servir d’inspiration pour des œuvres à venir.
Née à Vienne en 1940, Martha Jungwirth s’est formée à l’École des arts appliqués. Elle a exploré le champ du design textile, puis le choix de la peinture s’est imposé à elle. Férue d’histoire de l’art, et très informée de la création contemporaine, elle a tracé son chemin hors des groupes et des mouvements, singulière et solitaire, jusqu’à une reconnaissance tardive qui lui a valu plusieurs expositions dans de grandes institutions comme l’Essl Museum (2010) ou la Kunsthalle de Düsseldorf (2022).
Elle prépare cette année une exposition personnelle au Palazzo Cini, inaugurée au moment de la Biennale de Venise, un lieu où elle est souvent venue voir la peinture du Tintoret. Grande lectrice, en particulier de romans russes, elle a emprunté à Joseph Conrad le titre – en allemand – de Herz der Finsternis.
L’entretien avec Martha Jungwirth
Numéro art : Quelles sont ces images punaisées au mur de votre atelier, à côté de peintures en cours ?
Martha Jungwirth : C’est un mur d’inspirations, un ensemble de choses qui m’ont intéressée récemment. Il y a une photographie de Lucio Fontana en manteau de fourrure, d’autres de Marcel Duchamp, de Nijinski, mais aussi un tyrannosaure du Muséum d’histoire naturelle découpé dans une page de journal, et puis des coureurs de sprint qui ressemblent aux peintures des vases grecs, des footballeurs qui ont des mouvements de danseurs de ballet, l’Acrobate bleu de Picasso, Atalante et Hippomène de Guido Reni, qui appartient aux collections du musée de Naples…
Comment s’est construit le projet de votre exposition vénitienne ?
Quand je pense à des œuvres, plusieurs éléments se mêlent comme dans une mosaïque. J’ai lu un article sur un livre d’Albert Londres qui parle de la construction du chemin de fer au Congo par Léopold II, que j’ai associé à mes souvenirs du musée du quai Branly et de la Cité de l’immigration, au palais de la Porte-Dorée, avec ses reliefs de l’Exposition coloniale de 1931. Ces flux migratoires sont une histoire sans fin depuis le 16e siècle. Et puis je leur ai ajouté le souvenir du roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. Je trouvais ce titre magnifique, et j’ai décidé de le garder en allemand, car il me touche beaucoup plus dans cette langue qui est la mienne.
Comment sont nées ces grandes toiles récentes, avec ces couleurs concentrées au milieu des compositions ?
Cela vient de l’émotion! Je suis très sensible à l’actualité, à la façon dont on voit les migrants essayer de traverser la Méditerranée avec sur eux un simple baluchon qui contient toutes leurs affaires. Que garde-t-on avec soi quand on prend la fuite ? Un peu plus tard, j’ai lu un article dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung sur une exposition à Bruxelles, à l’Africa Museum, qui montrait une statue en bois du Congo datant du 19e siècle, qui m’a aussi fait penser à ces formes.
Ces tableaux, et la violence qu’ils portent, me font beaucoup penser à la série des Otages de Jean Fautrier. Fait-il partie de votre paysage artistique ?
Oui, bien sûr. Fautrier est un très grand peintre. Dans une grande exposition à Paris, j’avais été très impressionnée par ses nus.
Et au mur à côté de nous, c’est un tableau d’Eugène Leroy ?
Leroy est un artiste qui compte énormément pour moi. Il y a peu de temps, j’ai essayé d’en acheter un, mais je ne l’ai pas eu, et je le regrette encore. J’ai aussi vu l’exposition au musée d’Art moderne de Paris, qui était si belle : je voyage souvent, et seulement pour voir de la peinture. À l’étranger, mon regard est frais, je mange des choses différentes de celles que je mange habituellement, et les gens ne sont pas les mêmes. C’est comme un flux qui me traverse. Et ensuite, je peins avec mes souvenirs.
Le vide avec lequel vous jouez, c’est celui de l’immensité du monde ?
Je me sers toujours du vide, car je ne supporte pas le plein. Pour ces tableaux, j’ai pensé à l’être humain compressé, ficelé, à l’enfermement des corps et à l’émotion du départ. Je recherche la tension nécessaire pour créer une peinture forte. Quand la tension baisse, je m’arrête, je ne remplis pas la toile. On apprend toujours beaucoup des autres peintres. J’ai, par exemple, appris cet usage du vide à travers la liberté de Cy Twombly.
Vous peignez presque toujours sur papier, un héritage de votre pratique de l’aquarelle. Et pour vos petits formats, vous utilisez des papiers usés qui transportent avec eux leur passé…
Dans ces petits formats, il y a quelque chose qui précède la peinture. Je cherche la façon dont la peinture réagit avec ce qui est déjà là. L’existant m’oblige à une rencontre. C’est un processus pictural, qui n’est pas de l’ordre de la performance.
Selon les moments, vous utilisez à la fois des grands et des petits formats. Ces derniers sont-ils comme des laboratoires ?
Je commence souvent par les petits formats, puis je vais vers les grands. Évidemment, ils sont liés les uns aux autres, mais ce ne sont pas des travaux préparatoires. C’est mon état intérieur qui détermine les situations : si je ne suis pas assez en forme pour faire un grand format, alors j’en fais un petit.
Au mur, vous nous avez montré de grandes peintures en nous disant qu’elles vous attendaient depuis un moment déjà, que vous étiez en train de chercher des pistes pour de nouvelles séries, et que cette petite peinture verte très réussie était accrochée là pour vous donner du cœur à l’ouvrage. Vous travaillez vite ?
Je vais très vite. Ça vole. Quand je me mets à peindre, tout est fluide. Et lorsque cette fluidité s’arrête, je m’arrête. Il y a toujours un risque. Je déteste les recettes, je n’ai pas de méthode. J’ai besoin de me confronter constamment à mes limites. Les peintures de l’exposition de Venise ont toutes été faites d’une traite.
Leurs couleurs – des verts, des jaunes, des bleus – sont assez différentes des séries antérieures. Comment les choisissez-vous ?
Dans l’une des peintures de l’exposition, il y a un humain écrasé par une masse indéterminée, qui m’a été inspiré par des œuvres que j’ai vues au musée du quai Branly. Les couleurs, j’y ai pensé pendant une nuit, c’est instinctif. Évidemment je ne pourrais pas faire ces sujets en rose.
Pourtant vos roses me semblent assez violents, presque des couleurs de décomposition.
Oui, je le dis aussi, c’est vrai.
Il y a rarement des figures humaines, n’est-ce pas ?
Pas très souvent. Dans une peinture nouvelle, il y a une figure d’homme sans tête. Après mes visites au musée du quai Branly, mes figures humaines sont devenues des paquets ficelés. Je les relie aux statues du Bénin qui ont été restituées par la suite – c’est un roi qui m’a inspiré certaines de ces figures. Ces thèmes sont liés aux questions de restitution et d’immigration que j’essaye de traduire en peinture.
Depuis Der Affe in mir, ce texte qui résume en quelque sorte votre travail, écrivez-vous encore ?
Non, mais ce texte vaut toujours aujourd’hui, comme un manifeste.
Dans la Vienne des années 60, choisir de peindre était-il une chose évidente ?
J’ai rencontré Alfred Schmeller, mon mari, quand j’avais 20 ans. Il était critique d’art et directeur de musée, et il avait 20 ans de plus que moi. J’ai entrepris de rencontrer d’autres artistes ou professeurs. Pour l’exposition des Wirklichkeiten [Réalités], un groupe auquel j’ai brièvement appartenu, j’ai essayé de peindre à l’huile, et finalement j’ai présenté des aquarelles. Pourquoi toujours ce mépris pour l’aquarelle? Tout cela n’est pas très important pour moi, je n’ai jamais cherché à être dans un groupe.
En 1977, vous avez exposé à la Documenta 6. Quel souvenir en avez-vous ?
Je revenais d’un voyage à New York, et j’avais fait une série influencée par des machines à laver que je considérais comme des architectures. Je m’étais inspirée de dessins de Mies van der Rohe que j’avais vus au MoMA. C’était la première fois que j’allais à New York. Au MoMA, je me suis dit : “Enfin de la peinture!” De Kooning en particulier a eu une très grande importance pour moi. Il me faut toujours des émotions, sinon rien ne bouge.
En 2010, Albert Oehlen vous a invitée dans une exposition à l’Essl Museum. Comment cela s’est-il noué ?
Je ne connaissais pas Albert Oehlen personnellement. Il avait carte blanche et il m’a mise à l’honneur. Je lui en ai été très reconnaissante, et ensuite nous sommes devenus amis. Il m’a même prêté sa maison à Palma, en me suggérant de faire de la peinture à l’huile. Sur place, j’ai essayé, mais cela a été un échec total ! Ce n’est que de retour dans mon atelier que j’y suis parvenue, avec mon mari pour modèle, car c’est la seule personne que je pouvais tolérer dans l’atelier. Avec Albert Oehlen, c’était un peu une blague, à cause de son nom [Öl, comme Ölen, signifie “huile”].
Dans le poème Der Affe in mir, vous dites “keine Philosophie” [“pas de philosophie”]. Alors, pas de psychanalyse non plus ?
Ma psychanalyse, elle est là, c’est ma peinture !
“Martha Jungwirth”, exposition jusqu’au 22 septembre au musée Guggenheim de Bilbao, Bilbao.
“Martha Jungwirth. Herz der Finsternis”, exposition jusqu’au 29 septembre au Palazzo Cini, Venise.
Martha Jungwirth est représentée par la galerie Thaddaeus Ropac (Londres, Paris, Salzbourg, Séoul).