24 juin 2025

Rencontre avec Christelle Oyiri, alias Crystallmess, l’artiste qui fait vibrer la Tate Modern

Productrice musicale et DJ, vidéaste, autrice et organisatrice de soirées, Christelle Oyiri, alias Crystallmess, vient d’inaugurer une exposition personnelle à la Tate Modern. Guest editor de notre dernier Numéro art, elle célèbrait dans nos pages ses acteurs d’aujourd’hui et de demain, et revient ici sur son amour de la fête.

  • Portrait par Léa Ceheivi , 

    Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

  • Numéro art : Dans les Tanks de la Tate Modern, vous venez d’inaugurer une exposition personnelle, “In a perpetual remix where is my own song?”, avec une installation multimédia inédite qui relie création musicale et chirurgie plastique. Comment avez-vous construit ces passerelles étonnantes ?
    Christelle Oyiri :
    Ce projet se fonde sur mon expérience non seulement dans le monde de la fête, mais aussi dans celui de l’image. Aujourd’hui, il est rare qu’un DJ qui a débuté dans les années 2010-2020 puisse se permettre d’être invisible. Notre métier est aussi un métier d’hyper visibilité, et c’est quelque chose auquel j’ai dû m’adapter ces dernières années alors que je n’en avais pas forcément envie. Je me suis rendue compte qu’il y avait vraiment beaucoup de similitudes entre le fait de mixer des sons et celui de transformer son corps – en quelque sorte, de se “remixer soi-même”. C’est en allant à Los Angeles que j’ai vraiment pris conscience d’un besoin irrépressible de se transformer pour s’intégrer, de retoucher son corps pour avoir une certaine apparence… Mon exposition cherche donc à refléter ces thématiques, mais de manière sonore.

    Au-delà du son, pourtant, l’exposition comprend également une série de sculptures, un médium complètement nouveau dans ta pratique.
    Oui, mon installation se divise en trois parties : une partie sculpture, une partie vidéo et une partie light show. C’est une performance sans performeur où le visiteur devient acteur lui-même. J’ai été très inspirée par l’artiste britannique Genesis P-Orridge, par l’écrivain William Burroughs, et leur technique “cut-up” consistant à écrire et composer en empruntant des fragments à d’autres choses. Je pense qu’on le fait beaucoup dans la musique électronique, à travers le sampling, le looping.…

    Ces références m’ont aussi amenée à explorer les questions de dysphorie de genre, de dysmorphophobie. Quand je pense à Genesis P-Orridge, je pense à une personne non seulement active dans sa transition de genre, mais tout aussi active dans la démarche de repousser les limites du son. Bien sûr, je ne suis pas allée loin comme elle dans la transformation de mon apparence, mais nous les femmes avons en nous un fonctionnement cyclique qui fait que notre corps change beaucoup plus que celui des hommes. Et cela m’a énormément fait penser à quand je produis de la musique, quand je mixe, quand j’édite, quand je transforme le son.

    Les images fortes de votre installation vous sont-elles venues d’expériences particulières, de lieux marquants où vous avez pu jouer ?
    Je dirais que j’ai été influencée par tous types de fêtes, mais particulièrement d’avoir fait la fête dans des endroits où on se trouve à la limite de la “vallée de l’étrange”. À Los Angeles, et particulièrement à Hollywood, faire la fête est complètement différent d’en France ! Les gens sont déjà en pleine performance d’eux-mêmes, ils performent au sein d’une performance. C’est pour ça que mon exposition ne traite pas de la fête directement mais de l’idée de self programming. Et de comment l’image et le son, qui sont très présents dans la fête, nous amènent à voir notre corps et notre esprit autrement.

    Quand avez-vous découvert la fête ?
    Je baigne dedans depuis toujours. Même petite, j’étais la gamine qui ne voulait jamais aller dormir ! Mais mes vraies premières fêtes, c’étaient, sans doute, le concert Alive 2007 des Daft Punk et les soirées “Alors les filles, on fête Noël ?” avec DJ Mehdi, Busy P et Para One sous le pont Alexandre-III. C’était très electropop, mais on entendait toutes sortes de genres musicaux, de la techno, du rap, du rock…

    En fait, tout a commencé pour moi à la fin des années 2000, à une époque où j’étais harcelée. Comme je ne sortais pas avec les gens de mon collège, j’allais chercher ailleurs : j’ai découvert MySpace et les forums, les concerts, les artistes Peaches et M.I.A., Londres, l’electroclash, le maquillage, les soirées “Club NME Paris” à l’Élysée-Montmartre, où j’ai commencé à aller alors que j’étais mineure… À l’époque, tout avait l’air sorti d’un dessin animé – nous portions tous des vêtements fluo –, il était donc très facile de s’inscrire dans cette mouvance à 14 ans !

    Quand êtes-vous passée de “consommatrice” à “actrice” de la fête, en devenant DJ, productrice et organisatrice de soirées ?
    J’ai d’abord beaucoup voyagé pour faire la fête et découvrir les scènes locales, que ce soit à Londres, à Abidjan, à Détroit…Ce qui m’a motivée, c’est de voir un champ de possibilités infini, là où, en France, même si notre pays compte beaucoup dans la musique électronique, les genres et les milieux restaient encore très cloisonnés – il n’existait pas de ponts très apparents entre les Noirs et l’electro, par exemple. Mes expériences à l’étranger et dans les soirées underground ont donc posé les jalons d’une fête plus hétéroclite, à une époque où Paris était encore dominé par la techno et la house.

    “Aujourd’hui, la fête est devenue beaucoup plus visuelle, et moins fréquentielle.”
    – Christelle Oyiri.

    Je voulais encourager la liberté et la pollinisation croisée entre les genres. Dans les soirées “GHE20G0TH1K” à New York et “Mustache Mondays” à Los Angeles, que je fréquentais souvent, on pouvait écouter aussi bien du noise que du gospel. Ceux qui me connaissent savent que mes sets sont dans cette lignée : on ne sait jamais sur quoi on va tomber ! Je pense donc que j’ai commencé à être reconnue en tant que DJ à Paris à un moment où personne ne jouait comme moi.

    Comment diriez-vous que la fête a évolué depuis vos débuts ?
    Elle s’est beaucoup démocratisée. Aujourd’hui, on fait de plus en plus la fête avec des personnes différentes de soi, on se mélange. Les gens sont plus respectueux, il y a moins de débordements sexistes et discriminatoires et on laisse plus de place aux minorités de genre, de race. D’un autre côté, les grandes villes comme Londres et Paris se sont durcies socialement, ce qui rend la fête de plus en plus difficile pour des raisons de coût, de bruit, de voisinage…

    Mais j’aime toujours faire la fête, et je donnerais tout pour la faire jusqu’à la fin de mes jours ! J’entends souvent dire que les jeunes d’aujourd’hui se sont repliés sur eux-mêmes à cause des réseaux sociaux et de la pandémie, mais je n’ai pas constaté une baisse de l’envie de fête. Je pense juste qu’elle s’est transformée dans ce contexte, avec les DJ sets en streaming, par exemple. Elle est devenue beaucoup plus visuelle, et moins fréquentielle.

    Infinities Commission : “Christelle Oyiri : In a perpetual remix where is my song?”, exposition du 17 juin au 25 août 2025 à la Tate Modern, Londres.