L’artiste Rafik Greiss exalte les sensations à la galerie Balice Hertling
Le jeune artiste égyptien Rafik Greiss, aujourd’hui basé à Paris, nous plonge avec ses installations et ses images dans un monde d’affects et de sensations intenses. Il y questionne leur conditionnement ainsi que celui de nos structures mentales et de notre mémoire (affective), prises entre volonté individuelle, influences culturelles et exigences sociales. Invité à créer une œuvre vidéo pour le Louvre il y a deux ans, il vient d’inaugurer sa deuxième exposition personnelle à la galerie Balice Hertling.
Texte par Katja Horvat.
Portraits par Joshua Woods.
Rafik Greiss, l’artiste qui exalte émotions et sensations
Les souvenirs naissent souvent d’une mémoire à demi fictionnelle – fruits de nos réminiscences et intellections propres. Rafik Greiss, artiste multidisciplinaire égyptien (né à Dublin en 1997, qui vit et travaille à Paris) s’attache, dans sa pratique, à souligner et à magnifier la valeur de la conscience individuelle, présentant le geste et l’émotion comme des modes naturels d’expression et de compréhension universelle. À travers ses œuvres, il explore la façon dont certaines nuances de notre être émotionnel sont conditionnées et dépendantes non seulement de la biologie, mais aussi du contexte dans lequel nous évoluons, et de la culture dont nous sommes issus.
La perception et l’expérience que nous avons du monde sont construites à partir d’une combinaison de variables, parmi lesquelles nos influences culturelles, la conscience de nos communautés et la palette de nos émotions. Greiss utilise les images en tant que vecteurs de la perception; à travers elles, il tente d’ouvrir les structures mentales et de questionner leur conditionnement. Qu’il s’agisse de photographies, de sculptures, d’installations ou d’images en mouvement, ses œuvres jouent sur les interférences entre actions et réactions individuelles, entre exigences sociétales et conditions institutionnalisées.
“ Les œuvres concernent moins des objets en particulier qu’une enquête
Rafik Greiss
sur la place de ces objets dans une vie.”
À travers sa pratique, il aspire à trouver un sens à la situation qui se présente, un moyen d’appréhender l’environnement sociétal où nous évoluons par le recours à des supports tangibles visant à faire émerger une compréhension collective. “Dans ce travail, l’universalité est essentielle, explique Greiss. Il ne doit pas s’agir seulement de ma propre expérience ou d’une expression de moi-même. Les œuvres concernent moins des objets en particulier qu’une enquête sur la place de ces objets dans une vie, et sur la façon dont ils réagissent ensemble.”
Une exposition comme expérience sensorielle à la galerie Balice Hertling
Sa première exposition personnelle a eu lieu en 2021 à la galerie Balice Hertling, à Paris. Il y explorait le thème de la perception humaine, et la vulnérabilité qui surgit lorsqu’on se rapproche – d’où le titre de l’exposition, “Closer” (“Plus près”). Pour l’occasion, Greiss avait transformé la galerie en expérience sensorielle totale, englobant la photographie, la vidéo, le son, la sculpture et l’installation. Il portait notre regard vers des objets, des concepts, des individus marqués par la dislocation spatio-temporelle qui caractérise nos environnements urbains.
“Pour moi, ce dont parle Closer, dit-il, c’est le seuil, la limite que représente une frontière. Cela peut aller de quelque chose d’aussi infime que l’espace entre deux atomes aux frontières qui séparent les gens, qui séparent les pays… L’intention n’était pas d’intervenir dans cet espace, mais d’essayer de le comprendre, de l’explorer, de le ressentir…
Je trouve les trains parfaitement emblématiques de cette vision. Séparés par des barres verticales, les corps semblent presque s’y toucher, créant une sensation quasi palpable de tension. Si le voyage peut conduire à des distorsions dans nos perceptions de l’espace et de la distance, entraînant de ce fait un sentiment de déconnexion, il peut aussi, étrangement, faire naître une impression d’unité, le sentiment d’être ensemble – peut-être pas par choix, mais du fait des circonstances.”
Invité par le Louvre, l’artiste réinterroge notre civilisation
Au début de cette année, Greiss faisait partie des vingt artistes invités par le musée du Louvre à participer à l’initiative Regards du Louvre, dans le cadre de son 230e anniversaire. Il a conçu pour l’occasion un film intitulé Le Premier Musée d’enquête universelle, sorte de récit de voyage en images, composé d’apartés et de digressions dressant un portrait de notre civilisation au début du 21e siècle. Ici, la dimension du voyage n’est pas métaphorique, mais mise en pratique. Elle implique une plongée littérale dans deux catégories d’archives : la poussière de la bibliothèque et les fragments de la mémoire. L’une et l’autre invitent à une forme de voyage – dans le temps, et sur les traces de ce que le temps a gravé.
Avec Le Premier Musée d’enquête universelle, Greiss s’est penché sur la nature paradoxale des idéaux socialement construits et des démarcations culturelles, explorant aussi les points communs et les différences entre Orient et Occident. “Pour le projet Regards du Louvre, explique-t-il, tout l’enjeu consistait à recontextualiser notre perception afin de nous amener à questionner notre environnement immédiat. Ce qui m’intéressait, c’est la façon dont la conscience des individus, leurs systèmes de croyances et leurs comportements se rapportent à un environnement donné, et comment les sentiments, les souvenirs, mais aussi les objets réagissent lorsqu’on les repositionne, pour les placer dans un environnement plus institutionnel, voire sacré.”
Au mois d’avril 2023, dans le cadre de sa collection Kontext, l’éditeur allemand Distanz publie By the Highway – Ser Serpas with Rafik Greiss and Dora Budor, dialogue visuel entre Ser Serpas et Greiss, accompagné d’un essai de Dora Budor. By the Highway est un journal en images, exhaustif, où l’on suit Serpas et Greiss dans Paris ; Serpas recherche les lieux qui donneront forme à ses structures et installations, construisant en chemin d’éphémères œuvres in situ, tandis que Greiss capture cette expérience sur le vif.
La série tirée de cette collaboration est également présentée dans le cadre de “Hall”, l’exposition personnelle de Ser Serpas qui s’est ouverte en janvier 2023 au Swiss Institute de New York. Pour l’exposition, Greiss a également produit un ensemble de photographies inédites, dialoguant avec l’œuvre de Serpas dans toute son ampleur.
Rafik Greiss imagine un destin collectif et universel
Il y a, dans le travail de Greiss, une dualité qui nous donne le sentiment de connaître l’artiste et, en même temps, de ne pas le connaître du tout. Il navigue avec aisance et avec un indéniable bagage philosophique entre différentes questions, thématiques et combinaisons visuelles, souvent contradictoires, pour tenter d’atteindre une compréhension collective et une forme de bien commun. Greiss est guidé par le sentiment d’un destin commun universel; il nous montre que l’histoire est donnée en partage, et que les divisions naissent souvent des implications culturelles et des opinions “de masse”, elles-mêmes issues d’idées fausses ou préconçues établies par la société.
Ce que nous choisissons de croire et nos façons de voir le monde sont en général le produit de perceptions sociétales qui nous entraînent à envisager nombre de caractéristiques d’une certaine façon, et donc, bien souvent, à voir des choses qui n’existent pas ou, au contraire, à passer à côté de choses qui existent. La pratique de Greiss s’encode dans la remise en question de nos perceptions et de notre mémoire, comblant ainsi le fossé entre les aspirations et les idéaux d’une part, la tradition et la réalité de l’autre.
À l’avenir, Greiss entend continuer de disséquer les forces publiques et les désirs privés déterminant notre expérience individuelle, dans des œuvres qui abordent de vastes questions politiques et culturelles tout en les faisant résonner à travers des récits personnels et intimes. Il veut intégrer à son travail l’idée que les images se substituent à la matière pour façonner l’expérience affective et la conscience émotionnelle. On le retrouve à nouveau à la galerie Balice Hertling en cette fin 2024, et dans un projet inédit pour Les Rencontres d’Arles en 2026…
“Rafik Greiss. The Longest Sleep”, exposition du 22 novembre 2024 au 11 janvier 2025 à la galerie Balice Hertling, Paris 3e.
[Article publié dans le Numéro art 13, automne 2023]