14 oct 2024

Qui est Martine Syms, l’artiste qui transforme Lafayette Anticipations en concept store ?

L’artiste Martine Syms, qui a grandi à deux pas d’Hollywood, puise dans l’industrie du divertissement et les médias sa matière première. Exploration de l’inconscient collectif d’une humanité ultra connectée, ses vidéos et installations évoquent également sa propre expérience de femme noire dans les milieux créatifs. Pour son exposition à Lafayette Anticipations, elle imagine un collage multimédia génial, à la fois œuvre totale et concept store.

Texte par Ingrid Luquet-Gad.

Portraits par Katja Rahlwes.

Martine Syms photographiée par Katja Rahlwes pour Numéro Art.
Martine Syms photographiée par Katja Rahlwes pour Numéro art.

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Martine Syms à Lafayette Anticipations : l’exposition d’une férue de pop culture

À la fin du printemps 2018, Martine Syms était venue passer un mois à Paris. L’artiste américaine en avait profité pour présenter au public sa nouvelle vidéo Laughing Gas, qui fait partie de la série She Mad (2015-2021). Dans ce projet composé de brefs épisodes au format clip, le·la spectateur·rice voyait évoluer l’alter ego de l’artiste, qui naviguait parmi les mille écueils de la vie quotidienne contemporaine. Or, ces petits riens, aussi peu épiques qu’immensément comiques, apparaissaient rapidement comme déjà scriptés par l’industrie du divertissement. On y retrouvait une impression de déjà-vu, qu’il s’agisse de la situation ou de sa narration.

Martine Syms, This Is A Studio / Aunty (35) (2022-23), vidéo digitale avec son 2: 10 min © Martine Syms. Courtesy the artist.
Martine Syms, This Is A Studio / Aunty (35) (2022-23), vidéo digitale avec son 2: 10 min © Martine Syms. Courtesy the artist.

Hollywood, TikTok : les obsessions multiples de l’artiste américaine

Voilà précisément la matière et le vocabulaire de l’artiste : partir de cette texture médiatique dont personne ne peut s’extraire, qui constitue l’inconscient collectif de l’humanité connectée. Des films muets à TikTok, en passant par Hollywood, tout est déjà plein d’images, d’occasions de gags et de périls tragi-comiques.

Puis, à mieux y regarder, on perçoit aussi le reste. Comment une jeune femme noire existe dans le milieu des industries créatives et des grands centres urbains. Comment elle, grandie à deux pas de Hollywood et durant l’ère des premiers blogs, hérite de ces codes et s’approprie ces narrations de l’intérieur.

Alors, au début de l’été 2018, lorsque Martine Syms présente sa nouvelle vidéo, “Gaz hilarant” en VF, elle se demande quelle perception le public français pourrait bien en avoir. Ce public a beau être biberonné à une culture pop américaine globale, il possède ses modes de réception spécifiques qui sont informés par d’autres dynamiques de genre, de race et de classe.

Martine Syms photographiée par Katja Rahlwes pour Numéro Art.
Martine Syms photographiée par Katja Rahlwes pour Numéro art.

Martine Syms revient à Paris avec une exposition à Lafayette Anticipations

“Je m’intéresse à la distribution des cultures, en particulier la culture afro-américaine.” Six années ont passé et l’artiste est de retour à Paris. “J’ai l’impression qu’ici les choses changent très rapidement, ce qui est très excitant. Je suis toujours curieuse de montrer mon travail dans plusieurs contextes, car cela ajoute une couche de sens.” Nous sommes au début de l’été, et Martine Syms est en pleine préparation de “Total”, sa première exposition institutionnelle française à Lafayette Anticipations.

Alors forcément, elle repense à Laughing Gas : “Lorsque j’ai montré le film ici, les gens sont restés perplexes.” La vidéo découle d’une mésaventure ordinaire survenue à l’artiste. Un jour, elle se rend chez le dentiste pour se faire enlever ses dents de sagesse. Tout se déroule comme prévu et l’anesthésie commence déjà à faire son effet.

Jusqu’au moment où la mécanique bien huilée se grippe et où le personnel médical stoppe tout : l’assurance de l’artiste n’est pas en règle. On lui soumet l’alternative suivante : payer de sa poche ou bien repartir. L’alter ego de l’artiste finit par faire demi-tour, avec toutes ses dents mais totalement hilare. Ultime démonstration : face à cette vidéo, à nouveau présentée à Lafayette Anticipations, les ressorts du cinéma opèrent et le rire universel se déclenche malgré tout.

Martine Syms, I Took This For Liv (2023), matériau mural adhésif © Martine Syms. Courtesy the artist.
Martine Syms, I Took This For Liv (2023), matériau mural adhésif © Martine Syms. Courtesy the artist.

Martine Syms naît en 1988 à Los Angeles et fait ses études à la School of the Art Institute de Chicago, puis au Bard College de New York. Très tôt, l’image reproductible a ses faveurs. Il faut dire qu’elle a baigné dedans : son père pratique la photographie en amateur, et, ado, elle s’essaye au Lomo. L’époque est aussi celle des premiers blogs et des débuts de la télé-réalité, en particulier l’émission The Real World sur MTV, qui inspirera à l’artiste l’une de ses toutes premières vidéos, My Only Idol Is Reality (2007), la plus ancienne dans le parcours de Lafayette Anticipations.

Les premières vidéos de Martine Syms, témoins de l’ère MTV

Deux personnages se disputent en parlant de politique. La discussion tourne autour de deux candidats à l’élection présidentielle. Il y a une femme blanche et un homme noir, et chacun représente une position identitaire bien définie”, explique l’artiste, qui était fascinée par le programme lorsqu’elle était enfant. “J’ai passé deux cassettes VHS du même extrait bout à bout jusqu’à ce que l’image se dégrade, au même titre que leur discours qui tourne en rond.” Les principaux éléments de son travail étaient déjà là, contenus en germe : “Les archétypes, les médias et la répétition.

Martine Syms photographiée par Katja Rahlwes pour Numéro Art.
Martine Syms photographiée par Katja Rahlwes pour Numéro art.

“Je m’intéresse à la distribution des cultures, en particulier la culture afro-américaine.

Martine Syms

Le principe de répétition, de reprise et de réélaboration constitue également un mode de lecture pour la structuration de l’exposition “Total”, où les six vidéos présentées fonctionnent par duos. My Only Idol Is Reality va de pair avec A Pilot for a Show About Nowhere (2015), qui initie la série She Mad et marque la transformation de l’artiste en personnage archétypal.

Il y a ensuite Lessons (2014-2018), un autre projet phare composé de 180 pastilles vidéo de trente secondes chacune, assorties d’un texte, “un peu comme une antipub”; et pour ses enseignants en films d’art de l’époque, inclassable, c’est-à-dire absolument “immontrable” dans les festivals. Peu importe : c’est le moment où l’artiste émerge en trombe sur la scène.

Martine Syms, SHE MAD: The Non-Hero (2021) © Courtesy the artist.
Martine Syms, SHE MAD: The Non-Hero (2021) © Courtesy the artist.

L’art contemporain lui ouvre les bras. Elle expose à la Triennale du New Museum (2015), à l’ICA de Londres (2016) ou au MoMA (2017). Seulement, elle se sent trop à l’étroit dans les scènes qui la plébiscitent, le post-Internet et l’afrofuturisme. Alors elle continue à développer sa propre voix, pleine d’ironie mordante. Les tribulations du quotidien sont racontées en POV [point of view], en accéléré au ras du sol : c’est là qu’il est possible d’observer combien les représentations médiatiques sont retorses autant que jouissives. Comme le reflet en miroir de Lessons se trouve ainsi The Non-Hero (2021), dont le script est cette fois issu de TikTok.

De la vidéo face caméra à la réalité virtuelle, une œuvre ancrée dans son époque

Martine Syms, qui semble avoir anticipé ce format ultracourt, prend pour trame le compte de Lil Nas X, où le rappeur publie ses “histoires de vie”. “J’ai à peine changé ses récits pour qu’ils parlent du monde de l’art, mais ce format est si reconnaissable que certain·es de mes ami·es ont cru que je parlais de moi. L’idée principale reste toujours la même : comment une expérience est narrée et essentialisée.

Désormais, le personnage Martine Syms évolue dans la réalité virtuelle. En 2018, l’artiste réalise une copie d’elle-même dans un moteur graphique. Ainsi, DED (2021) est un opéra déjanté mis en musique à partir de l’une de ses anciennes notes vocales enregistrées lorsqu’elle avait le Covid, dramatique à l’extrême. Avec Meditation (2021), le·la spectateur·rice pénètre dans ses pensées : une méditation guidée par un avatar, mélange de l’artiste-personnage et d’un DJ de dessin animé populaire à l’époque où elle a grandi.

Martine Syms, DED (2020), film vidéo © Courtesy the artist.
Martine Syms, DED (2020), film vidéo © Courtesy the artist.

La fondation Lafayette Anticipations transformée en concept store

À Lafayette Anticipations, toutes ces vidéos prennent place dans un espace métamorphosé, reflétant la manière qu’a l’artiste de transformer les lieux d’exposition en collage multimédia total. Du sol au plafond, rien n’est laissé vierge : dessins, collages, meubles customisés… C’est un environnement esthétique, mais c’est aussi un mode de fonctionnement spécifique : un concept store fonctionnel. Or, la typologie du magasin, on le sait peu, accompagne l’artiste depuis ses débuts : “Lorsque je suis sortie de l’école, j’ai monté un espace autogéré à Chicago [de 2007 à 2012]. Il s’appelait Golden Age.

Au sein de “Total”, il sera possible d’acheter des tee-shirts, des casquettes, des gourdes Nalgene ou des planches de stickers. Grâce à la facétie caractéristique de l’artiste, Lafayette Anticipations apparaît reflété dans son propre alter ego, un personnage nommé Galeries Lafayette. Martine Syms boucle la boucle, lucide face aux mécanismes de cooptation qui sont le lot de toute tentative d’autodéfinition et de n’importe quelle pratique artistique, jamais totalement hors-sol : “À l’époque de Golden Age, on me demandait sans cesse si le concept store était un projet artistique. J’ai commencé par dire non. Et puis, peu à peu, j’ai compris que oui, bien sûr, c’était de l’art.

Martine Syms. Total, du 16 octobre 2024 au 9 février 2025 à Lafayette Anticipations, Paris 4e.

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