Nanténé Traoré, le photographe de l’absence exposé chez Reiffers Art Initiatives
Le cinéma “impur” de Caroline Poggi & Jonathan Vinel résiste à toute classification et à toute tonalité : l’animation 3D se mêle à la prise de vue réelle, l’absurdité à la violence ultime, le cynisme à la naïveté. Deux films inédits du duo sont présentés jusqu’au 10 mai dans “1000 milliards d’images”, l’exposition du Prix Reiffers Art Initiatives, à Paris.
Portrait par Jonathan Llense,
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.

L’interview du photographe Nanténé Traoré
Numéro art : Peux-tu nous expliquer la manière dont les images présentées dans l’exposition “1000 milliards d’images” ont été créées ? Et je parle à dessein d’images et pas simplement de photographies.
Nanténé Traoré : Le processus est assez long entre le moment où la photo est prise – je travaille uniquement en argentique – et celui où l’image elle-même est créée. Très peu de mes photos sont utilisées telles quelles. Une altération se fait toujours, soit par un recadrage, soit par une intervention humaine, via le processus d’impression. Il y a aussi, dans l’exposition, une image trouvée : il s’agit de la capture d’écran d’une vidéo que j’ai découverte sur Internet.
J’ai fait des recherches pour savoir d’où elle provenait, mais je n’ai pas réussi à en identifier la source. En fait, je l’avais imprimée en 2013 pour faire une mixtape à mon copain de l’époque, et c’est un scan du CD. La photo conserve encore le reflet du plastique… J’aime que cette image soit hybride, soit à la fois un scan et un truc trouvé. Toutes les autres images sont en argentique, prises avec des pellicules périmées que je développe moi-même. Je fais mes bidouillages dans mon labo pour que les photos ressemblent à ce que je veux. Je les fais tirer soit sur papier, soit sur velours, comme pour celles qui sont dans l’exposition. Mes techniques d’altération sont multiples, de l’intervention sur la pellicule au travail sur la fibre.
Pourquoi avez-vous choisi d’imprimer les images sur du velours pour l’exposition ?
Il s’agit d’une matière très difficile à travailler. Le velours est brossé à l’envers, il est extrêmement pâle. Ainsi, pour récupérer le contraste de l’image, je suis obligé de brosser très doucement et de nombreuses fois la fibre afin qu’elle soit dans le bon sens. J’ai commencé à travailler sur le velours assez récemment, mais ce que j’aime bien dans le fait que ce soit une matière contraignante, c’est que cela va à l’encontre du principe qu’une photo est reproductible. Dans ces œuvres, il y a trop d’intervention humaine pour qu’elles soient entièrement reproductibles. Ce sont des œuvres uniques.
Et c’est cela qui m’intéresse : comment un outil – la photographie – censé rendre les images accessibles au plus grand nombre et les rendre reproductibles peut-il créer des œuvres uniques – non pas dans leur format ni ce qu’elles racontent, mais bien dans la manière dont elles ont été faites, dans la marge d’erreur que tu ajoutes à chaque étape avec l’intervention humaine.

Ce que l’on observe avec le velours, c’est que les images deviennent encore plus abstraites lorsque l’on s’approche de l’œuvre. Cette abstraction est peut-être une disparition de l’image. Cette idée de disparition et d’absence traverse tout ton travail…
Oui, tout à fait. L’idée de l’image absente, ce qui manque dans un endroit. La photographie et l’image, en règle générale, c’est toujours subjectif, parce que tu cadres. Donc, autour de ce que, moi, je décide de montrer, il y a une vie que j’ai décidé de ne pas montrer. Pour moi, ce travail de recadrage est donc aussi important que la manière dont tu tires l’image ou dont tu l’altères.
Tout commence avec le cadrage. Les altérations que j’effectue sur la pellicule effacent aussi des choses à jamais. Ce sont aussi des deuils que je dois faire de potentielles images qui n’existeront jamais. Ce processus m’a demandé d’acquérir des connaissances en physique, en chimie, mais aussi de m’intéresser à ce que faisaient les photographes pictorialistes du début du siècle. Comment a-t-on pensé la photo depuis cent ans ? Qu’est-ce qui a été fait avant moi ? Toutes les techniques que j’utilise étaient déjà là en 1890…
Cette exposition ne consiste pas seulement en des images encadrées. Il s’agit d’une installation, très précise, comme une forme de narration ouverte.
Cette série parle du lieu d’où je viens, c’est-à-dire d’Internet, et notamment de Tumblr, où j’ai eu l’habitude d’apposer des images trouvées sur Internet les unes à côté des autres, et de voir ce qu’elles racontaient. L’installation consiste, en un sens, en une forme de collage. On y retrouve les codes de personnes qui ont trop traîné sur Internet, qui ont trop collecté d’images, qui ont fait des moodboards, qui ont collé des images sur les murs de leur chambre. Ça ressemble très fortement à la chambre que j’avais quand j’étais ado. Mais comment ces images sont-elles comprises par le public ? Ça ne m’appartient plus et, au contraire, ça me fait plaisir que l’imagination de chacun puisse s’exprimer, et dépasse ce que j’ai voulu dire.

Que peux-tu nous dire des phrases qui apparaissent tout au long de l’exposition et qui traversent les images ?
Elles lient les œuvres entre elles. J’écris depuis toujours de la poésie, du théâtre et des essais. Ces textes sont des écrits de mon adolescence. Ils parlent de ce temps que j’ai passé sur Internet et de tout ce dont je me souviens d’Internet. Quelque chose très largement partagé par les personnes qui sont nées entre 1990 et 2000. Je ne ferais pas d’images si je n’avais pas eu Internet. Cela me fait du bien d’en parler ici. Quand j’étais plus jeune, j’ai fait du cinéma au lycée.
Je me rappelle une phrase de Robert Bresson qui disait que l’œil et l’oreille ne fonctionnent pas ensemble. Il le rappelle pour justifier le fait que, dans un film, on ne devrait pas avoir et de la musique et de l’image. Nous ne sommes pas capables de les recevoir et de les gérer en même temps. Je pense souvent à cette phrase lorsqu’il s’agit de faire cohabiter des textes avec des images. Ça fait beaucoup d’information. Cela nécessite des endroits assez grands pour que l’un ne mange pas l’autre.
Les œuvres de Nanténé Traoré sont à voir jusqu’au 10 mai 2025 dans l’exposition “1000 milliards d’images” chez Reiffers Art Initiatives, Paris 17e.