Qui est Tarek Lakhrissi, étoile montante exposée à Reiffers Art Initiatives ?
Figure montante de la scène française, Tarek Lakhrissi investit cet automne les espaces de Reiffers Art Initiatives pour une exposition exceptionnelle : véritable expérience immersive au sein des trois couleurs primaires, rouge, bleu et jaune. Ce duo show avec l’artiste international Ugo Rondinone, qui l’a accompagné en tant que mentor pendant plusieurs mois, forme un voyage initiatique nourri par leur passion commune pour la poésie.
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Séquencé en trois couleurs primaires, le duo show “Who is afraid of red blue and yellow?” chez Reiffers Art Initiatives rassemble des œuvres de Tarek Lakhrissi et d’Ugo Rondinone (sur une invitation de ce dernier). La scénographie immersive semble d’abord signaler un certain rapport avec l’espace, que le rouge, le bleu et le jaune viennent délimiter, rythmant l’exposition par cette tripartition et donnant le ton.
Grammaire chromatique primaire, les couleurs n’offrent que des impressions subjectives, le rouge de l’enfer pouvant s’estomper dans la convocation de l’intime, de même qu’un bleu profond nous plonge autant dans les abysses qu’il nous ancre dans la terre. Scintillant, le jaune appelle à la légèreté, il élève et illumine. Si les couleurs se succèdent, elles paraissent propagées par les Clocks – red, blue, yellow – d’Ugo Rondinone. Le déploiement de couleur est intégral, et les horloges, divergentes et non fonctionnelles. Temps et espace sont disjoints et les vidéos, installations, sculptures et poèmes de Tarek Lakhrissi se déplient.
Tarek Lakhrissi expose avec Ugo Rondinone chez Reiffers Art Initiatives
À partir de cette découpe initiale, Tarek Lakhrissi introduit un ensemble de scènes : c’est ainsi que j’appelle ces fragments plus ou moins constitués, à la narration discontinue. Multiples et plurielles, les scènes sont aussi ponctuelles, isolées et épisodiques. Reste qu’une scène, c’est aussi le lieu du crime, l’endroit de l’acte et de l’action, du happening, de la performance. Elles convoquent un régime d’écriture particulier, délimitent les contours de l’énonciation.
S’appuyant sur cette grammaire spatio-temporelle trouble et troublante, Lakhrissi opère un ensemble de déplacements qui densifient encore la lecture des pièces qu’il a choisies pour “Who is afraid of red blue and yellow?”. Déplacement à l’intérieur même de son corpus et dans les liens qu’entretiennent ces œuvres avec d’autres, déplacement dans la réception et l’efficacité performative de ses œuvres dans l’espace d’exposition. Concentriques, les scènes agissent par radiation. Elles se propagent successivement en trois actes – red, blue, yellow.
Les œuvres de Tarek Lakhrissi, entre poésie et politique
Red – un premier déplacement est immédiatement perceptible dès lors que la vidéo Hard to Love (2017) nous accueille. Hard to Love esquisse deux piliers de la grammaire esthétique de Tarek Lakhrissi : formé à la littérature, Lakhrissi a fait ses premiers pas artistiques dans la poésie. Très vite, le texte prend la forme de la poésie lue, du texte scandé et murmuré, et Lakhrissi se mue en performeur. Ainsi, scène et rythme s’articulent une première fois et ne cessent de le faire tout au long de “Who is afraid of red blue and yellow?“.
Les modalités de leur articulation diffèrent : dans Hard to Love, un geste répétitif simple et sans résolution, filmé en noir et blanc et au tempo variable, laisse entendre la voix de l’artiste énonçant un texte introspectif d’un ton titubant. S’il commence par énoncer une impossibilité, une absence – “I didn’t learn to speak… English, French, Arabic.” – la vidéo-poème déborde l’impossibilité linguistique. Il ne s’agit pas seulement de prendre acte de ce qu’on ne lui a pas appris ou transmis, mais de basculer vers un questionnement plus intersubjectif.
Discontinu, Hard to Love mobilise le fragment poétique et la répétition pour dire une impossibilité relationnelle et affective – “You’re hard to love, I told you.” Mais l’autre est aussi un miroir grossissant, un lieu de connaissance de soi – “I forget to say that if was first hard to love / me.” Cet aller-retour entre l’enjeu politico-linguistique et les structures affectives constitue un premier nœud qui singularise l’esthétique de Lakhrissi.
S’il s’agit pour lui de prendre en compte et de travailler à partir d’un contexte particulier – celui d’une France hantée par son passé colonial et son racisme d’État – et dans un rapport évidemment situé à ce contexte, sa pratique travaille en permanence ce qui déborde, déstabilise, excède le cadre disponible d’énonciation qu’autorise la société aux sujets minorisé·e·x·s.
S’il est aujourd’hui établi que le personnel est politique, il s’agirait ici de faire sentir l’inverse, soit une économie des affects elle-même travaillée par les structures politiques contemporaines et au sein de laquelle l’intériorité est un espace à négocier – “I didn’t learn to talk about myself.” Si la voix hésite, le geste est maîtrisé. Il se joue alors dans cette répétition-bégaiement à la fois une certaine pratique du rythme et une certaine pratique de soi, une scène à fabriquer – “my eyes / my tongues / my ears / my eyes / my tongues / my skins” – qui vient lier l’expérience personnelle et la conception collective du monde dans une structure de sentiment. Un corridor sépare les deux premiers actes, on s’engouffre dans un bleu profond. Blue.
Le lit-sculpture Sick Sad World (2020) trône au centre, drapé de rose et de vert, et comme sculpté dans une roche grise, sombre et par endroits écaillée de violet. Scène de l’intériorité par excellence, lieu vital de l’adolescence – comme le dit l’artiste, la chambre adolescente est un “espace donné dans le temps, intime, mais aussi violent […] et de repli” –, le lit est vide. Le titre de l’œuvre est une référence explicite à Daria, la série TV, et à l’émission Sick, Sad World, fiction dans la fiction.
Un artiste qui croise références littéraires et culture populaire
C’est là aussi un aspect essentiel du travail de Lakhrissi : la référence permanente à la culture populaire de son enfance et de son adolescence qu’il vient brancher à des univers plus librement utopiques. Des mondes fictifs où les potentialités, mouvantes et transformatrices, se déploient par le rêve et le fantasme. Ainsi, le lit vide n’est pas seulement la trace nostalgique de tout ce qui a eu lieu – la découverte de soi, l’initiation existentielle et sexuelle – dans l’intimité fragile de la chambre d’ado, mais aussi la trace d’un acte performatif par lequel se sont déployés de nouveaux mondes, et des potentialités à investir à partir de ce lieu à soi.
La possibilité transformatrice de Sick Sad World est amplifiée par les poèmes brodés qui entourent la sculpture. Issus du recueil Fantaisie finale (2019), ils viennent rappeler dans le travail du texte de l’artiste la centralité du jeu. Dans un style qui manie le refrain et les variations de rythme, Lakhrissi invite autant ses amours passées que des chanteur·euse·s pop dans un collage de références populaires et théoriques sans que les unes viennent supplanter les autres. Souvent drôles et parfois tristes, les poèmes sont aussi des scènes de jeu, des lieux de répétition d’un soi mouvant qui échappe à la fixité par la poésie. Pendant l’exposition, Sick Sad World incarnera enfin une scène bien réelle où auront lieu des expérimentations collectives, des lectures d’ami·e·x·s et d’allié·e·x·s, invoquant là aussi fantômes passés et à venir.
Un escalier jaune – yellow – nous mène enfin vers la scène finale, où s’étend la série Pendules (2024), dont l’artiste a dédié une récente itération au curateur Vincent Honoré (1975-2023), présentée au MO.CO. Jouant de la suspension tant temporelle que spatiale, les pendules s’offrent comme une scène d’élévation qui vient se remplir d’éclats lumineux. Ce n’est pas tant une scène de deuil (mais elle pourrait l’être, le devenir) qu’une scène de réminiscence, offrant dans le présent une forme d’utopie concrète, la violence alors un instant suspendue à la temporalité de la contemplation.
Les soleils en verre de la série UNSEEN SUN (2023) creusent l’ambiguïté entre le présent et son au-delà infernal, imaginant là aussi des expérimentations formelles à partir du travail de Monique Wittig autour de La Divine Comédie de Dante. Lesbienne radicale, poète et militante, c’est une figure intellectuelle aussi importante pour l’artiste que le théoricien de la performance José Esteban Muñoz.
Tranchant avec la couleur totalisante, l’installation paraît contenue et apparaît comme un manifeste. Non que cette scène-là soit une donnée immuable, mais que le dernier geste sculptural appelle une économie spécifique de l’exposition, un déploiement formel à la fois opaque et transparent, total et minimal.
UNSEEN SUN laisse alors place au court- métrage Cœur brillant (2023), récit qui se déroule entre des temporalités multiples et qui met au centre Jahid, personnage qui fuit la violence, croise des vampires bienveillantes et tombe amoureux d’une créature indéfinie. Là aussi, l’esthétique est celle de nos adolescences et de Buffy contre les vampires. Lakhrissi en joue librement, mêlant aux références populaires un contexte spatio-temporel là aussi précis, celui du musée des Arts et Métiers à Paris, tandis que les vampires lisent à Jahid des extraits de Comme nous existons.
Le projet de Tarek Lakhrissi en réponse à l’invitation d’Ugo Rondinone pour Who is… était celui d’un retour à la simplicité, à l’efficacité formelle. Celle-ci appelle la clarté, voire la sincérité. En faisant travailler sans hiérarchie cultures populaires et cultures théoriques, Lakhrissi déploie dans cette exposition un ensemble de scènes où de nouvelles écritures insolentes de soi peuvent émerger.
Au-delà d’un geste de trickster, c’est celui d’une condensation autour des potentialités transformatrices et performatives de l’esthétique qu’il s’agit, permettant de répondre aux appropriations tokenisantes. En maniant sérieusement et avec irrévérence autant la théorie critique que les séries TV, c’est un horizon émancipateur précis que décline Lakhrissi, libre de toute nécessité argumentative ou besoin de légitimation autre que celui des siens, remettant là aussi au centre une certaine structure du sentiment.
Ugo Rondinone et Tarek Lakhrissi. Who is afraid of red blue and yellow ?, du 15 octobre au 16 novembre à Reiffers Art Initiatives, Paris 16e.