22 fév 2021

“Les artistes africains veulent être considérés comme des artistes contemporains, tout court.” Olivia Anani et Charlotte Lidon de la maison PIASA

Nommées en janvier à la tête du département Afrique + Art moderne et contemporain de la maison de vente Piasa, Olivia Anani et Charlotte Lidon partagent sans langue de bois leurs réflexions sur la place de l’art africain au sein du marché de l’art contemporain, et leur enthousiasme face aux bouleversements en cours.

Interview : Thibaut Wychowanok.

De gauche à droite : Charlotte Lidon et Olivia Anani, co-directrices du département Afrique + Art Moderne et Contemporain de la maison PIASA.

La première, Olivia Anani, a grandi à Abidjan avant de suivre des études à Beijing puis Paris et intégrer des maisons de vente aux enchères prestigieuses comme Christie’s, Sotheby’s et Phillips. La seconde, Charlotte Lidon, s’intéresse dès son cursus en histoire de l’art aux scènes artistiques non occidentales et poursuit sa carrière à l’Institut du monde arabe avant de rejoindre la maison Sotheby’s en 2011 au sein du département des Arts classiques d’Afrique et d’Océanie. Aujourd’hui, elles se retrouvent toutes les deux à la tête du département Afrique + Art moderne et contemporain de Piasa. 

 

Votre double nomination à la tête du département Afrique + Art moderne et contemporain de Piasa intervient dans un contexte social et culturel marqué par le mouvement BlackLivesMatter, la question de l’appropriation culturelle, la cancel culture… Ces enjeux affectent-ils les maisons de vente ?

 

Olivia Anani : Mon cas n’est pas anodin. Tout au long de mon parcours dans l’art, j’ai toujours été la seule personne noire dans la salle. Et aujourd’hui, c’est la première fois qu’une femme noire dirige un département dans une maison de vente internationale de ce calibre. Les débats actuels poussent certes à une plus grande inclusion, mais j’ai aussi six ans d’expérience dans les trois plus grandes maisons de vente. Piasa savait que je venais avec une perspective africaine et également mes compétences. La question revient en permanence : vaut-il mieux créer un département dédié à l’Afrique, ou bien faut-il intégrer tous les artistes au sein du département art contemporain ? Au bout du compte, ce que veulent les artistes africains, c’est être considérés comme des artistes contemporains tout court. Mais un département dédié présente certains avantages. Il permet d‘avoir des personnes qui travaillent en profondeur le sujet et ont le temps de se spécialiser… La difficulté que j’ai identifiée dans les maisons de vente où j’ai travaillé précédemment est que les spécialistes contemporains ont toute la journée sous la main des Soulages et des Dubuffet.  Ils savent donc les vendre à la perfection. Mais bien vendre un Barthélémy Toguo leur demandera beaucoup plus de recherches, et leur posera donc plus de difficultés… Lorsque vous appartenez à un département spécialisé, vous passez votre temps dans les expositions, les biennales… mais il faut faire des choix. Lorsque j’étais à Venise, je passais parfois une semaine sans voir mes collègues. Au moment où ils participaient au cocktail du musée Peggy Guggenheim, je me rendais pour ma part au vernissage du tout premier pavillon nigérian… 

Zanele Muholi (1972, Afrique du Sud), Zodwa I, Amsterdam, 2015, Série Somnyama Ngonyama. COPYRIGHT : © Zanele Muholi. Courtesy of Stevenson, Cape Town/Johannesburg

Quel regard portez-vous sur les évolutions du marché de l’art, et à son intérêt croissant pour les artistes non occidentaux ?

 

Olivia Anani : Cela a toujours existé. Les mouvements modernes européens regardaient ce qui se passait ailleurs. Le plus bel exemple est Picasso. Aujourd’hui, le développement des voyages et de la technologie vient renforcer cela. Vous avez accès, via les réseaux sociaux, à une somme d’informations venant du monde entier. Et de plus en plus de gens ont un pied dans différents pays. Nous avons assisté également à une conversion de cet intérêt, non plus seulement en inspirations ou références intellectuelles comme chez Picasso, mais en expositions monographiques d’artistes africains en Europe par exemple. Avant, on regardait le reste du monde, et aujourd’hui, à l’ère digitale, le reste du monde vous regarde lui aussi. Les points de vue sont multipliés.  

 

Charlotte Lidon : La scène contemporaine africaine est plus visible : les commissaires d’exposition, les critiques et les institutions ont fait leur travail. La diaspora africaine aussi. Des artistes viennent en Europe et y produisent un travail de très bonne qualité. L’Afrique aussi a travaillé dans ce sens : de nouveaux commissaires et institutions sur le continent mettent en avant leurs artistes et leur offrent une visibilité. Je pense notamment au Zeitz Museum en Afrique du Sud, au MACAAL à Marrakech, à la Fondation Donwahi à Abidjan ou au centre d’art Raw Material Company à Dakar. 

Romuald Hazoumé (1962, Bénin). “Ear Splitting”, 1999. Bidon en plastique, brosse, hautparleurs, 42 x 22 x 16 cm Inv# BE/HA.058 © Romuald Hazoumé

Olivia Anani : Les collectionneurs sont comme tout le monde : ils regardent ce qui est rendu visible par les institutions. Des commissaires comme Okwui Enwezor, Bisi Silva ou Koyo Kouoh ont réalisé à cet égard des expositions très importantes en Asie, à la Biennale de Gwangju, ou à Venise. Les collectionneurs visitent ces lieux et rencontrent des artistes merveilleux, soutenus par un discours critique qui leur parle, exigeant et documenté. Et bien sûr, ces artistes sont présents aujourd’hui sur les grandes foires comme Art Basel grâce au travail des galeries. L’écrasement des distances va de pair avec un effort collectif. En 2015, lorsque El Anatsui a reçu le Lion d’Or de la Biennale de Venise, il était l’un des rares artistes africains à être connu internationalement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tout va très vite. Ce que l’on dit aujourd’hui sera obsolète demain, et pour le meilleur.

 

Quelle place Paris peut-elle tenir au sein de ce monde de l’art multipolaire ?

 

Olivia Anani : Ayant grandi à Abidjan, je suis venue à Paris parce que Paris demeure le lieu où l’on peut réviser ses classiques de l’art. Et j’y suis restée, parce que tout le monde passe à Paris : des meilleurs artistes américains comme Hank Willis Thomas à la Sud-Africaine Zanele Muholi. Je les ai rencontrés dès 2013 lors du colloque Black Portraitures, qui n’a malheureusement pas eu, à l’époque, de soutien médiatique. Tous les blockbusters d’aujourd’hui étaient déjà présents. Zanele est désormais exposée à la Tate de Londres ! Paris est toujours ce lieu de passage qui fait rêver, même les gens les plus pointus et les plus avant-gardistes. Martine Syms passe à Paris. Le commissaire d’exposition Simon Njami y tient salon régulièrement autour de “Revue Noire”, son trimestriel bilingue d’art contemporain.

 

Charlotte Lidon : Et dès que les musées rouvriront, l’exposition du musée d’Art moderne de la Ville de Paris consacrée à 16 artistes femmes issues de pays africains sera enfin visible !

 

La première vente Afrique + Art Moderne et Contemporain se tiendra chez PIASA le 19 mai 2021.