2 sept 2020

Interview with Urs Fischer, a subversive and irreverent artist

Coqueluche des collectionneurs, Urs Fischer n’en a pas moins gardé ses allures de star tatouée du rock’n’roll. Et si ses œuvres atteignent des sommets aux enchères (plusieurs millions de dollars), l’artiste n’a pas délaissé son approche subversive et irrévérencieuse. 

Par Hettie Judah.

Photos Chad Moore.

By Hettie Judah.

Photos Chad Moore.

Urs Fischer photographié dans son atelier de Brooklyn.

En mars 2018, le Suisse Urs Fischer exposait à Londres une réplique du Baiser de Rodin, réalisée en pâte à modeler blanche et lisse. Contrairement à la règle en matière de sculpture, les visiteurs étaient invités à toucher l’œuvre, et même à la transformer. Les altérations ont débuté tout doucement, avec une certaine déférence – simplement un nom ou un petit graffiti inscrit du bout de l’ongle dans la surface. Mais très vite, la statue s’est retrouvée soumise à de spectaculaires reconfigurations. Les visages ont été remodelés, un bras a été arraché. Retrouvant son statut premier de matière brute, la pâte à modeler a commencé à voyager tout autour de la pièce, renaissant sur les murs, le sol et les fenêtres sous la forme de nouvelles inscriptions, de nouvelles figures. Des visiteurs ont essayé de réparer les deux corps enlacés, en remettant un bras à sa place ou en s’efforçant de lisser la surface, mais en vain : pas moyen de revenir à la perfection lustrée de l’œuvre intacte.

L’entropie suscitée par cette version “transformable” du Baiser faisait écho, dans son désordre, aux questionnements de l’artiste lui-même sur les passions ou les enthousiasmes qu’il lui arrive de poursuivre avec obstination, jusqu’à ce qu’ils se désagrègent à leur tour. Ainsi, il y a quelques années de cela, Urs Fischer avait une fascination pour le cinéma. “Je regardais jusqu’à trois films par jour”, se souvient-il. Emporté par ce torrent, il avait fini par développer une hypersensibilité à la nature stéréotypée de tout ce qu’il voyait. Jusqu’au rejet. “Tout s’est en quelque sorte délité d’un seul coup, raconte-t-il. Aujourd’hui, je ne me laisse plus avoir aussi facilement.

Plutôt que de regarder des films, Urs Fischer est donc revenu au dessin. Il a deux filles en bas âge, et l’admet volontiers : “Lorsque vous êtes parent, les soirées peuvent être très longues. Je me suis mis à beaucoup travailler sur mon téléphone… Je parviens à faire des dessins assez élaborés. J’en ai plusieurs centaines à présent. Certains sont réalisés d’après nature, mais, pour l’essentiel, les sujets sont inventés.

La forme des expositions d’Urs Fischer a tendance à n’être jamais complètement arrêtée jusqu’à la dernière minute. Pour l’instant, il prévoit en tout cas de faire de ces dessins le cœur de sa prochaine exposition au Modern Institute, dans le cadre de Glasgow International , le festival des arts visuels, en avril prochain. La question qu’il se pose aujourd’hui, c’est de savoir comment faire sortir les dessins du téléphone. Peut-être se réincarneront-ils sous forme de sérigraphies ? À moins qu’il n’en tire des lithographies ? “Nous verrons”, dit-il. À 44 ans, depuis longtemps New-Yorkais d’adoption, Urs Fischer a eu l’occasion d’explorer “le faire et le défaire” à la croisée de nombreux univers. Il y eut, par exemple, les provocations rebelles : pour You (2007), chez Gavin Brown’s Enterprise, à New York, il avait ainsi creusé dans le sol de la galerie un trou de neuf mètres sur onze, assez profond pour qu’un homme puisse largement s’y tenir debout – ce qui avait fait couler beaucoup d’encre.

Avec son ami d’enfance et collaborateur occasionnel Scipio Schneider, ils ont aussi eu l’idée de tapisser un espace entier de photographies d’eux-mêmes grandeur nature – une façon de revisiter, à l’aune des techniques contemporaines, l’insolence présomptueuse des cartes à l’échelle 1/1 évoquées par Jorge Luis Borges dans son ouvrage De la rigueur de la science. Autre exemple encore, ses séries de sculptures en paraffine, concues comme des bougies qui se consument : les nus grandeur nature de What if the Phone Rings (2003), ou cette réplique à l’échelle de L’Enlèvement d’une Sabine de Giambologna, qu’il a présentée à la Biennale de Venise en 2011. L’année dernière, c’est le commissaire d’exposition Francesco Bonami qui s’est retrouvé sur la Piazza della Signoria, à Florence, sous la forme d’une statue de cire fondante à son effigie, juchée sur un réfrigérateur ouvert.

Urs Fischer photographié dans son atelier de Brooklyn.

Bien que, par le passé, il n’ait jamais répugné à travailler avec des fabricants spécialisés ou des équipes pléthoriques, Fischer a opté récemment pour une approche plus artisanale en studio : “Le travail avec un grand nombre d’intervenants extérieurs entraîne une perte d’intimité avec les œuvres”, explique-t-il – même s’il sous-entend aussi que ce n’est pas toujours nécessairement un mal. Sur les deux autres expositions qui lui ont été consacrées en 2018 (en plus de Glasgow), celle présentée chez Sadie Coles HQ était “largement faite à la main, précise-t-il. J’essaie juste d’avoir un peu plus de temps pour ça – mais c’est ce qui m’intéresse.” La seconde, qui s'est tenue chez Gagosian à New York, présentait “des choses sur lesquelles je travaille depuis deux ans environ. Une grande partie sera très fabriquée, et relèvera plutôt d’une production industrielle”, ajoute-t-il.

 

“Le monde de l’art est l’un des univers les plus conservateurs qui soient. La plupart des artistes suivent en définitive des chemins très semblables, tout en se pensant très libres. Selon moi, la dernière génération artistique qui a réellement célébré la vie, c’était celle de Basquiat.

 

Deux forces l’ont poussé vers ce regain d’intérêt pour la main comme outil. Là encore, son expérience de la paternité y est pour quelque chose : “Avant de me lancer dans le projet, j’ai invité toute la classe de maternelle de ma fille à une visite de mon studio. J’avais fabriqué l’intégralité de la skyline de Manhattan en découpant les contours des immeubles dans du carton, et j’avais donné aux enfants énormément de peinture.” Il se délecte encore du souvenir de cette joyeuse et turbulente abondance : “Ils se sont tellement amusés !” Le second déclic, il le doit à Yes, un autre exercice artistique inscrit dans l’ampleur et le lâcher-prise, que Fischer a initié en 2011. Au lieu de la peinture, Yes célèbre l’argile : l’artiste avait invité un public composé de 1500 personnes à s’associer avec lui pour créer des sculptures, en amont de son exposition de 2013 au MOCA de Los Angeles. Par la suite, il a organisé six rééditions de cet événement, repris notamment au Henry Moore Institute de Leeds, dans le Nord de l’Angleterre, à la Deste Foundation sur l’île grecque d’Hydra, ou sur le parvis qui entoure le Garage Museum of Contemporary Art, à Moscou. En outre, certaines pièces originales en glaise ont ensuite été moulées dans le bronze et réunies pour l’exposition Last Supper, chez Gagosian à New York.

“Bus Stop” (2017), vue de l’installation permanente au Paradise Plaza, Miami Design District, Miami.

Contrairement au cas des œuvres en pâte à modeler, où la levée des inhibitions était orientée vers des fins destructrices (“Vous partez d’une image, puis vous démolissez cette image : il n’est pas question de donner, mais de prendre”), le sujet de Yes est la créativité à l’état pur. Fischer explique qu’il ne s’intéresse pas à la participation du public en tant que telle, mais à la façon dont la performance collective, d’une créativité rudimentaire et “non critique”, lui a permis de contrebalancer sa propre tendance à se juger et à employer des filtres d’historien de l’art. “Ce goût retrouvé pour des méthodes de travail plus intimistes, je le dois à ce que m’ont enseigné des projets plus collectifs, où l’on se contente de se poser ensemble pour fabriquer quelque chose”, résume-t-il. Avec le travail sur l’argile, ceux qui éprouvent habituellement des blocages ont la possibilité, eux aussi, d’y parvenir très simplement. Ils se sentent en confiance dans cet environnement, et peuvent tranquillement se laisser aller.

 

Pour Urs Fischer, cette joie sans mélange que peut procurer le fait de fabriquer quelque chose de ses mains se trouve en porte-à-faux avec le contexte actuel de l’art contemporain, qu’il voit davantage comme un milieu dominé par les règles et les restrictions. “En un sens, le monde de l’art est l’un des univers les plus conservateurs qui soient. Il y existe une cartographie très claire de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire. La plupart des artistes suivent en définitive des chemins très semblables, tout en se pensant très libres, affirme Fischer. Selon moi, la dernière génération artistique qui a réellement célébré la vie, c’était celle de Basquiat.” Venant d’Urs Fischer, cette évocation de Basquiat n’est peut-être pas une simple coïncidence. Comme l’artiste radical new-yorkais, il est en effet depuis peu obsédé par le jazz. “C’est probablement, dit-il, la chose la plus cool qu’ait produite le siècle dernier. Son influence a été absolument inouïe.

“Untitled” (2011) 147 X 147 CM. Collection Maja Hoffman. Vue de l’installation à la Biennale de Venise en 2011.

Avec Spencer Sweeney, artiste, DJ et figure légendaire de la scène new-yorkaise, Fischer s’occupe de Headz, un espace qui, le dimanche soir, est consacré au jazz. Réunissant en un seul lieu création artistique et musique live, Headz est, pour citer Fischer, “un truc un peu participatif. Nous n’y invitons pas des acteurs du monde de l’art. Nous nous contentons de mettre à disposition énormément de matériel pour dessiner. Parfois les gens entrent simplement parce qu’ils passaient par là.”Le lieu parvient à exister loin des radars du milieu artistique : pas de site Internet, pas d’Instagram, et un degré de confidentialité sur les réseaux sociaux digne de Fight Club. Urs Fischer est en admiration, bien sûr, devant le talent et la faculté d’adaptation des musiciens, mais c’est surtout dans la synergie créatrice du jazz qu’il entrevoit des leçons à tirer pour les arts plastiques. “Ensemble, ces gens font juste des choses absolument magiques. J’en suis toujours ébahi. Beaucoup d’artistes, moi le premier, ‘sur-intellectualisent’ les choses”, conclut-il.

Urs Fischer.

In 2018 at London’s Sadie Coles HQ, Urs Fischer showed a replica of Rodin’s sculpture The Kiss built in stiff white Plasticine. Unlike most works of sculpture, particularly those in fragile materials, visitors were invited to touch and even modify the work. The adjustments were initially modest and reverential – names or doodles scratched into the surface with a fingernail – but the sculpture soon underwent dramatic reconfigurations. The faces were remodelled, an arm ripped off. Reduced again to a raw material, the modelling clay started to migrate around the room, reborn on the walls, floor and window as new words and figures. A few visitors attempted to heal the embracing figures, sticking the arm back in place, smoothing things over, but there was no returning to the glossy perfection of the untouched work.

 

The entropy incarnated in Fischer’s mutable version of The Kiss finds an echo in the artist’s own interrogation of ideas and enthusiasms, which he pursues doggedly until they, too, disintegrate. A few years ago he was fascinated by cinema. “I used to watch up to three movies a day,” recalls the Swiss-born artist. Fischer eventually became so suffused in this flood of cinematic information that he hypersensitized himself to the formulaic nature of almost everything he watched. “It kind of dismantled itself,” he says. “Now I’m not so easily fooled.” In place of watching movies, Fischer has returned to drawing. He has two young daughters, and admits that “as a parent, evenings can be long. I work on my phone a lot – I make pretty elaborate drawings on it. I have a few hundred by now. There are some from life, but they’re mostly made up.” Fischer’s exhibitions tend to remain unfixed until the eleventh hour, but his current plan is for these drawings to be the foundation of his show at the Modern Institute during the Glasgow International Festival in April. The question on his mind is how to get them off the phone. Perhaps they could be reincarnated as silkscreen prints? Or maybe lithographs? “We’ll figure it out,” he says.

Now 46, and long a resident of New York, Fischer has delved into many intersecting worlds of making and unmaking. There’s been rebellious bravado: for You (2007) at Gavin Brown’s Enterprise in New York, he notoriously excavated a 9 x 11 m hole, deeper than a standing man, into the gallery floor. With his childhood friend and sometime collaborator Scipio Schneider, he has wallpapered spaces with their own life-sized photographic images – a high-tech updating of the vainglorious 1:1 maps in Borges’s On Exactitude in Science. There have been many series of melting-candle sculptures, such as the life-sized nudes of What if the Phone Rings (2003) or a full-sized replica of Giambologna’s The Rape of the Sabine Women at Venice in 2011. Last year the Italian curator Francesco Bonami appeared in melting-wax form standing atop an open refrigerator in a Florentine piazza.

 

 

Though he has never shied from working with specialist fabricators and large studio teams, Fischer is in a new mood of handmaking. “Through working with a lot of help, you lose intimacy with the works,” he says, before suggesting that that’s not always a bad thing. Of the two other exhibitions that he’ll have later in 2018 one, at Sadie Coles HQ in London, will be “very hand made. I’m just trying to get more time for that – but that’s my interest.” The other, at Gagosian in New York, “is stuff I’ve worked on for about two years. A lot of it is very produced, machine made.” Two forces drive Fischer’s renewed interest in the hand as a tool. Once again his experience as a parent plays a role. “Before this project, I had my daughter’s preschool come to the studio. I made a whole Manhattan skyline out of cardboard and gave them a lot of paint.”

 

 

Urs Fischer in his Brooklyn studio.

He relishes the memory of that messy abundance: “They had so much fun.” The other is YES, another exercise in abandon and amplitude, which Fischer started in 2011. Rather than paint, YES celebrates clay: 1,500 members of the public were invited to join Fischer in the creation of sculptures in advance of his show at MOCA Los Angeles in 2013. The artist has staged six subsequent iterations, including outings at the Henry Moore Institute in Leeds, England, the DESTE Foundation on the island of Hydra in Greece, and in the public square skirting the Garage Museum of Contemporary Art in Moscow. Bronze casts of some of the raw-clay works were later shown as Last Supper at the Gagosian galleries in New York. Unlike the Plasticine works, for which the loss of inhibition is used to destructive ends – “You start with an image and take the image apart: It’s not giving, it’s taking” – YES is about pure creativity. Fischer says he’s not interested in participation per se, but in how the non-judgmental, communal performance of sketchy creativity counterbalanced his tendency to check himself and employ art-historical filters. “My new-found love for a more intimate way of working comes from what I’ve learned from more communal projects where you just sit down and make something,” he explains. “With the clay works, people who feel blocked can just do it. They feel safe in this environment so they can let go.”

“Bus Stop” (2017), vue de l’installation permanente au Paradise Plaza, Miami Design District, Miami.

 

Fischer feels this pure joy in making to be at odds with the current art environment, which he feels is dominated by rules and limitations. “The artworld is one of the most conservative places that I know, in a way. What you should and shouldn’t do is very mapped out. Most people run along the same paths, all the while thinking they’re very free,” he says.

 

“I think the last generation of art that celebrated life was in Basquiat’s time.” It’s perhaps no coincidence that he mentions Basquiat: in common with that definitive New York artist, Fischer’s latest obsession is jazz. “It’s probably the coolest thing to come out of the last century,” he says. “Its influence has been crazy.” Together with artist/DJ/downtown legend Spencer Sweeney, Fischer runs a Sunday evening jazz space called Headz. Bringing art-making and live music together in the same place, Headz, says Fischer, is a “somewhat participatory thing: We don’t invite art people. We just have a lot of drawing materials. Some people walk in from the street.” While most artist performances now tend to take place in a sea of camera-phones (and most likely a self-mythologizing professional documentary set-up too), Headz exists only in the moment, well off the artworld radar: no website, no Instagram, and Fight Club-levels of non-discussion on social media. While awestruck by the musicians’ talent and adaptability, it is in jazz’s creative synergy that Fischer finds much to learn from. “These people just do magical things with each other – I’m always shocked,” he says. “A lot of artists, including myself, tend to over-think things.”

“Untitled” (2011) 147 X 147 CM. Collection Maja Hoffman. Vue de l’installation à la Biennale de Venise en 2011.