28 nov 2019

D’un duplex à la cour d’un théâtre, itinéraire d’une galerie d’art

Défiant les conventions depuis trois ans et demi, la jeune galerie parisienne Sans titre (2016) expose des talents émergents dans des espaces incongrus allant d'une salle de bains à un balcon. En mai dernier, elle inaugurait son premier espace permanent dans le 10e arrondissement de Paris. Retour sur une progression étonnante sous l'impulsion de sa fondatrice Marie Madec.

Une programmation audacieuse

 

En mars 2016, les amateurs d’art contemporain découvraient à Paris, quai de la Tournelle, une exposition dans un espace surprenant : un duplex avec vue sur la Seine, agrémenté d'œuvres d'artistes contemporains jusque dans la salle de bains. Derrière cette initiative originale et cette sélection très pointue : Marie Madec, une jeune curatrice fraîchement diplômée d’histoire de l’art, qui accueillait alors l’événement dans son propre appartement. Le projet Sans titre (2016) était né. Accessible seulement sur rendez-vous, cette manifestation fut la première d’une longue série d’expositions, y compris hors les murs de ce loft parisien. Des espaces éphémères de Paris aux galeries de Marseille, Arles ou encore Mexico, chacune des expositions de Marie Madec poursuivait le même objectif : présenter des travaux d’artistes émergents, âgés de moins de 35 ans pour la grande majorité d’entre eux, tout en cherchant à se défaire du modèle d’exposition du white cube.

 

 

Trois ans et demi après sa création, Sans titre (2016) se définit désormais comme une galerie qui représente cinq des artistes avec laquelle elle a collaboré.

 

 

Mais après avoir passé plusieurs années à explorer les grandes villes pour y dénicher les lieux les plus insolites, Marie Madec confie aujourd’hui avoir perçu les limites de ce qui a fait la spécificité de son projet. “Ce qui devait être le moyen d’une recherche, d’une expérience et d’un amusement devenait très difficile. On commençait à subir les espaces plutôt qu’à les choisir.” Car trois ans et demi après sa création, Sans titre (2016) se définit désormais comme une galerie qui représente cinq des artistes avec laquelle elle a collaboré. Pour établir son statut, ses deux fondatrices voient donc poindre le besoin de s’installer dans un espace permanent, ouvert au public en suivant des horaires réguliers. D’autre part, définir un lieu de rendez-vous pérenne leur permet à la fois de rassurer les artistes et de créer un point de repère pour les visiteurs les collectionneurs lors de leurs promenades culturelles.

Un nouveau lieu chargé d’histoire

 

À Paris comme ailleurs, la création artistique jeune et dynamique migre rapidement, délaissant certains quartiers pour d'autres, entraînant avec elle son public. Manifeste dans une ville comme Londres, cette évolution a fait émerger de nouveaux centres névralgiques qui revalorisent des quartiers. Si le mouvement des galeries parisiennes a pris racine rive gauche, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, il a ensuite traversé la Seine pour s’établir dans le Marais, où se trouvent encore aujourd’hui la majorité des galeries d’art contemporain. Pourtant, depuis une dizaine d’années, les conséquences de cette mutation du quartier sont sans équivoque : des loyers hors de prix, qui ont conduit plusieurs galeries à s’implanter du côté de Belleville.

 

 

À quelques pas de la porte Saint-Martin, Sans titre (2016) prend ses nouveaux quartiers dans la cour du théâtre Antoine.

 

Mais même dans ce dernier territoire, il est aujourd’hui de plus en plus difficile de s’établir. Marie Madec se tourne alors vers le 10e arrondissement, parti pour devenir le futur eldorado du monde de l’art : à quelques pas de la porte Saint-Martin, Sans titre (2016) prend ses quartiers dans la cour située en face de l’entrée des artistes du théâtre Antoine. Heureuse coïncidence : historiquement, cette salle de spectacle est liée aux avant-gardes, ayant notamment accueilli les premières pièces d'Albert Camus et Jean-Paul Sartre. Un héritage que Marie Madec se plaît à rappeler lorsqu'elle inaugure son nouvel espace en mai 2019, avec une exposition inspirée par l’illusion dans le théâtre. Trois artistes y étaient à l’affiche – Sarah Margnetti, Tanja Nis-Hansen et Georgia Sowerby –, juste avant que la galerie ferme le temps d'une brève rénovation.

Un white cube, mais pas que…

 

Même installée entre des murs dédiés, Marie Madec ne trahit pas son désir initial d’échapper à l’écueil du white cube. “Le nouveau défi de Sans titre (2016), c'est la contrainte d'un espace plus restreint”, expique-t-elle, désireuse que celui-ci soit adaptable aux propositions des artistes. Ainsi ces derniers sont invités à ajouter cimaises et rideaux, repeindre les murs à l’envi ou investir les plus discrets recoins du lieu, jusqu’au fond des placards. Le nomadisme n’est pas non plus abandonné par a galerie, qui prépare déjà une exposition à Neuchâtel en avril et une autre à Berlin en mai. En 2020, des galeries étrangères seront même invitées à présenter des expositions en ces lieux.

 

 

Les artistes sont invités à investir l'espace à leur convenance, jusque dans ses recoins les plus secrets

 

 

Suite à trois mois de travaux, l’espace de Sans titre (2016) réouvrait en septembre avec une exposition de Paloma Proudfoot : les sculptures en céramique et verre soufflé de la Britannique y composaient un paysage sombre et fantastique, peuplé de créatures subaquatiques et de formes organiques. Pour sa troisième exposition dans ce nouvel espace, la galerie accueille cette fois-ci le travail de l’artiste danoise Tanja Nis-Hansen dont la pratique picturale avoisine aussi bien l’expressionnisme d’un Edvard Munch que d’un Otto Dix, par son traitement des formes et de l’espace sur un même plan jusqu’à ses camaïeux de couleurs peints à l’huile. Au fil des tableaux qui constituent “La tumeur bénigne”, elle développe une narration autour de la dépression qui habite les artistes – une mise en scène autobiographique incarnée par ses protagonistes mélancoliques.

 

Derrière ce travail saisissant présenté pour la première fois en France, Marie Madec prouve une fois de plus son regard affûté sur la jeune création contemporaine : “Pour l’instant, Sans titre (2016) ne représente aucun artiste français, mais cela va venir.” Nul doute que son nouvel espace saura éveiller leur curiosité.

 

Sans titre (2016), 33 rue du Faubourg Saint Martin, Paris 10e.

Vue de l’exposition “La tumeur bénigne” de Tanja Nis-Hansen, novembre à décembre 2019 chez Sans titre (2016).