Comment l’artiste Neil Beloufa a anticipé la crise sanitaire
Au début du mois de mai dernier, l'artiste franco-algérien Neil Beloufa a dévoilé un projet étonnant : un site internet sous forme de jeu vidéo baptisé “Screen Talk” où les visiteurs peuvent découvrir gratuitement les épiodes de sa mini-série éponyme. Réalisée en 2014, cette série fictive raconte avec humour et cynisme la naissance d'une pandémie dont l'écho à la situation actuelle se trouve désormais particulièrement déboussolant.
Par Matthieu Jacquet.
Nous voici catapultés dans un monde parallèle où une épidémie inconnue fait rage. Sur des plateaux télés, les journalistes s’affolent, appellent en duplex des scientifiques qui leur répondent depuis leurs laboratoires. Deux docteurs mégalomanes se battent pour trouver le vaccin à ce nouveau fléau et l’un d’entre eux va même jusqu’à confiner chez elle son épouse, qu’il soupçonne d’être malade. Les citoyens réagissent depuis leur domicile derrière leurs webcams et, lorsque certains se mettent à tousser, les professionnels s’inquiètent. Présentée sous la forme d’une mini-série, cette fiction au ton satirique réalisée par l’artiste franco-algérien Neil Beloufa paraît avoir été écrite en 2020, tant son écho à la situation que nous vivons depuis l’entrée dans une crise sanitaire inédite est flagrant et les similitudes nombreuses. Mais là réside tout l’étonnement : celle-ci a en fait été imaginée en 2014 et déjà exposée sous forme d'installation vidéo, près de six ans avant la naissance et la propagation de la pandémie de Covid-19.
Hasard total ou prédiction logique? Là où il pouvait auparavant sonner comme une nouvelle dystopie humoristique en vidéo, le projet Screen Talk devient avec le contexte actuel un véritable récit d’anticipation déconcertant de précision où la fiction rejoint la réalité avec effarement. On y entend les mots de “pandémie”, “quarantaine” ou encore d’“urgence mondiale”, devenus si familiers depuis le début de cette année. Dans ces scènettes cyniques et délibérément stéréotypées, les personnages communiquent par vidéos interposées, regard caméra, et semblent ainsi s’adresser directement au spectateur. Là aussi, les longues heures passées dans le monde entier sur les logiciels et applications de visioconférences résonnent dans un écho frappant : le modèle de communication virtuel semble avoir pris le dessus pour devenir la voie royale de l’échange et l’information, comme il l’est devenue dès lors que le confinement de la population a été ordonné, de janvier à mars dernier, par de nombreux pays.
Mais rediffuser un projet artistique aussi visionnaire en l’état actuel des choses ne saurait se limiter à des plateformes classiques. Ainsi, pour doubler la série d’une approche plus expérimentale et contemporaine, Neil Beloufa a choisi de développer récemment un site internet dédié où l’utilisateur est invité à progresser par étapes, sur le modèle d’un jeu vidéo d’aventure. Avec un avatar choisi au préalable, chacun doit répondre à des quizz insolites frôlant parfois l’absurde afin de débloquer des épisodes de la série que l'on découvre petit à petit, de manière interactive. Connu pour ses installations et ses œuvres hybrides jouant sur la notion de transmission des données, de l’information et la technologie, l'artiste crée donc un nouveau réseau de circulation, cette fois-ci exclusivement numérique. Prenant le contrepied des innombrables modèles de visites d’exposition virtuelles qui ont vu le jour ces derniers mois, il exploite ici le médium internet à sa source même, comme un outil et support d’expression en vue de façonner un programme original répondant à ses propres règles. En ce sens, Neil Beloufa s’inscrit dans l’honorable lignée des représentants du Net art et dote ainsi son projet d’une portée bien plus vaste, riche d’une force politique indéniable.
À la frontière des genres et des médiums, croisant le film scénarisé, la vidéo conceptuelle et le manifeste sur fond de jeu de plateforme à l’esthétique 2D résolument vintage, Screen Talk est un objet protéiforme incontestablement ancré dans son époque. Si profondément que, dans l’un des épisodes de Screen Talk, un journaliste prononce ces mots : “[Les docteurs] vont nous dire combien la superstition et l’ignorance additionnées à la peur contribuent toutes à la propagation de la maladie.” Un dialogue aux airs d'avertissement rendu accessible à tous au début du mois de mai mais dont nous aurions sans doute gagné à nous inspirer, il n’y a encore que quelques mois de cela.