Claudia Andujar invite dans le sanctuaire Yanomami à la Fondation Cartier
Population amérindienne partagée entre le nord du Brésil et le sud du Vénézuéla, les Yanomami font face depuis plusieurs décennies à des menaces de destruction de leur territoire, récemment mis en danger par le président Jair Bolsonaro. Jusqu’en octobre, la Fondation Cartier expose la photographe brésilienne Claudia Andujar, dont l’œuvre et l’activisme ont participé à défendre cette communauté pendant cinq décennies de sa vie.
Par Matthieu Jacquet.
Enrichis sur les cartels par des citations de la photographe ou de Davi Kopenawa, porte-parole du peuple Yanomami, les clichés de Claudia Andujar pourraient aisément être réduits à la seule fonction documentaire. Ils sont pourtant loin de s’y limiter, dotés également d’une grande force plastique qui résulte de ses nombreuses expérimentations. Avec la couleur, d’abord : en utilisant des pellicules infrarouges, l’artiste obtient des images aux tons saturés. Les arbres y deviennent écarlates, l’herbe incandescente, l’eau d’un tel bleu turquoise qu’elle semble sulfurée. Avec les formes, ensuite : sur l’objectif, elle applique une couche de vaseline qui lui permet d’obtenir dès la prise de vue des flous artistiques localisés. Ses images en contreplongée prises à la hauteur du sol, ses gros plans ainsi que ses cadrages dynamiques organisés par le mouvement des corps et des feuillages sont ici libérés de la rectitude et la verticalité qu’impose un décor urbain. Par cet ensemble de protocoles techniques, les photographies de Claudia Andujar nous invitent dans un espace définitivement méconnu, hors du champ de perception auquel notre regard est habitué.
Presque mystique, cette exploration prend d’autant plus de corps dans la deuxième salle de la Fondation Cartier, qui rassemble les photographies prises par Claudia Andujar lors du rituel Yanomami du reahu. De ces cérémonies longues de plusieurs jours, agrémentées de danses, chants et rites funéraires, l’artiste capture et exprime la frénésie en jouant sur le sensoriel. Réalisés entre 1972 et 1976, ses clichés sont saturés, teintés de rouge ou de violet, dessinés par l’éclairage des flashs et les lumières chaudes des lampes à huile. Ici, le feu domine : le feu physique, d’une part, qui brûle les défunts, leurs habitations et leurs biens, mais aussi le feu psychique qui habite les Yanomami, en transe suite à la prise d’une poudre psychotrope (la yäkoana). Jamais intrusives ni voyeuristes, ces images accompagnent le voyage spirituel des individus et vibrent au rythme de leurs croyances chamaniques.
La naissance de l’activisme
Aussi informatif qu’esthétique, le travail de Claudia Andujar sur les Yanomami aurait pu s’arrêter à cette riche retranscription par l’image de leur culture et de leur mode de vie. Mais l’histoire de la photographe avec cette population ne fait en réalité que commencer. Du rez-de-chaussée au sous-sol de la Fondation Cartier, l’exposition accompagne l’évolution d’une démarche qui transite de l’observation à l’activisme : là où ses premiers espaces présentaient les Yanomami en tant que communauté rassemblée par des pratiques collectives, les suivants mettent l’accent sur l’individualité de ses membres. Progressivement, le mouvement et l’immersion des plans d’ensemble laissent place à la frontalité et aux détails, tel qu’en témoignent une série de portraits en clair-obscur capturés de 1974 à 1976. Les Yanomami y apparaissent volontairement isolés pour être photographiés dans les espaces sombres de leur maison, ne laissant voir que des fragments de leurs visages ou de leurs corps. Les cadrages resserrés révèlent alors l’intensité d’un regard, les rides d’un sourire ou la singularité d’un grain de beauté sur la joue… Établie dès les séries antérieures, la proximité avec les sujets est ici accentuée par ces mises en scène intimistes ainsi que par les dessins réalisés par les Yanomami à la demande de l’artiste, où se manifeste à son tour la singularité de leur imaginaire.
Soucieuse de défendre les minorités opprimées depuis les débuts de sa carrière de photographe, Claudia Andujar avait notamment immortalisé des prostituées ou des homosexuels à une époque où leur existence était loin d’être acceptée. Avec les Yanomami, son travail prend une dimension éminemment politique : dès la fin des années 70, l’artiste s’oppose à la construction d’une route qui traverserait l’Amazonie et mettrait en péril la survie de la communauté en luttant pour que les frontières de son territoire soient officiellement déterminées. Durant presque 15 ans, la photographie lui sert d’argument appuyant l’existence et la légitimité de la communauté, mais aussi d’outil pour la protéger. Au début des années 80, menacés par les épidémies colportées par les “Blancs”, les Yanomami sont numérotés pour être vaccinés puis photographiés par Claudia Andujar, qui en tire une série intitulée Marcados. Le spectre de la Shoah hante ici l’esprit de l’artiste, dont la famille paternelle fut décimée par le génocide juif durant la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup plus classiques, les cadrages de ces photographies reprennent – volontairement ou non – les codes du portrait occidental, comme une manière d’appeler immédiatement par l’image à la compassion. Dans l’installation vidéo finale, celles-ci apparaissent successivement à l’écran, rythmées par des chants traditionnels Yanomami mêlés aux musiques de Steve Reich. Les individus sont là, identifiés, distingués, pour être considérés dans toute leur humanité.
“Ce monde m’aide à me comprendre et à accepter l’autre monde dans lequel j’ai grandi. Ces deux mondes se rassemblent en une grande étreinte”, écrivait jadis Claudia Andujar au cours de son reportage. Cinq décennies plus tard, la lecture de son travail à la lumière des récents tournants politiques au Brésil paraît on ne peut plus percutante. Depuis l’arrivée au pouvoir au Brésil de Jair Bolsonaro, les Yanomami risquent à nouveau de voir leur territoire envahi par les orpailleurs dont les activités sont désormais légalisées – une régression préoccupante 28 ans après la délimitation officielle du territoire par un décret présidentiel. Une image nous revient alors à l’esprit : celle de l’habitation Yanomami encerclée par la forêt rouge, se faisant désormais l’allégorie des nouvelles flammes qui la menacent de toutes parts. L’urgence est devant nos yeux. Gageons maintenant que l’exposition de la Fondation Cartier et l’œuvre saisissante de Claudia Andujar sauront redonner à ce combat toute la lumière qu’il mérite.
Claudia Andujar, La lutte Yanomami, du 30 janvier au 10 mai à la Fondation Cartier, Paris 14e.
Au cœur d’une étrange forêt magenta vue du ciel apparaît une forme circulaire semblable à un dôme. Encerclée par ces arbres rougeoyants, celle-ci semble être installée dans un monde parallèle aux couleurs hallucinogènes, un monde dont on ne connaîtrait ni l’emplacement ni l’époque, un monde flottant dans l’espace et dans le temps. En vérité, ce paysage est aussi réel qu’il est contemporain : il appartient aux Yanomami, un peuple amérindien dont le territoire s’étend en Amazonie du nord du Brésil au sud du Vénézuela. Au début des années 70, la photographe brésilienne d’origine suisse Claudia Andujar en fait la rencontre, une rencontre d’abord artistique puis humaine qui la bouleversera, jusqu’à devenir le combat de sa vie. La Fondation Cartier reprend le fil de cette histoire du 30 janvier au 10 mai, en lui consacrant une exposition traversée par les enjeux politiques contemporains.
La chronique d’une rencontre
Suspendues à hauteur d’yeux au rez-de-chaussée de la fondation, les premières photographies de Claudia Andujar provoquent une véritable immersion dans le quotidien des Yanomami et déploient dans l’espace la chronique d’une relation entre observateur et observé. Si l’artiste, alors installée au Brésil, commence la photographie dans les années 60 en photographiant notamment des Indiens Karajá, c’est suite à une demande du magazine Realidade qu’elle fait la connaissance des Yanomami lors d’un reportage sur l’Amazonie. D’abord craintifs et méfiants face à la photographe, ceux-ci lui accordent peu à peu leur confiance et se prennent au jeu de la prise de vue. Forte de cette complicité naissante avec son sujet, Claudia Andujar les saisit dans de nombreuses situations : la construction de leurs abris – les tapiris – en branches et lianes, la fabrication de leurs flèches, la chasse, le repas ou le repos… Ici, un enfant se confond avec l’arbre auquel il grimpe, là, l’éclat du corps d’une jeune femme se mêle aux reflets et au clapotis de la rivière baignée par la lumière, tandis qu’une autre épouse son hamac en lianes… Les frontières entre l’humain et la nature s’effacent, subsiste seulement celle entre l’image et son spectateur.