Carte blanche à David Douard, l’artiste qui explore la viralité des images
Ses œuvres, accumulations hybrides et post-modernes, ont contribué à définir l’esthétique de la décennie écoulée. Plus pertinent que jamais – on en veut pour preuve le group show dont il est le commissaire à la Fondation d’entreprise Pernod Ricard –, l’artiste français a accepté de réaliser pour Numéro art une série de collages, fanzine et carnet de notes personnel évoquant la “source d’énergie” qui l’anime.
Collages par David Douard.
Texte par Ingrid Luquet-Gad.
David Douard, un artiste discret mais reconnu
Dans la cour des ateliers collectifs de La SIRA à Asnières-sur-Seine, un camion vrombit dans la bruine. Il est sur le point de partir, enserrant divers rebuts. Des faux départs, d’ex-promesses d’œuvres. Sauf que voilà, en cette mi-février, David Douard fait le tri. Ça doit partir : “Là, je range tout parce que j’ouvre une nouvelle série de pièces. Je fonctionne comme ça : j’ouvre et je clos.” Depuis quelque temps, l’artiste semblait bel et bien préparer quelque chose, rôdant dans les à-côtés, comme un insecte opérerait sa mue ou un système informatique sa mise à jour.
Des signes annonciateurs, il y en avait eu : en 2023 voyaient le jour deux publications qui amorçaient la réanimation d’archives-zombies. Une monographie dans le cadre de son exposition à la Fondation Serralves à Porto l’année précédente, qui comprenait un insert de collages réalisés par l’artiste. Puis une seconde, collages et Xerox toujours, qui retraçait cette fois-ci l’ensemble de sa pratique de 2012 à aujourd’hui.
Du Palais de Tokyo au FRAC, des expositions mémorables
On y renouait avec les éléments qui avaient contribué à définir une décennie : la culture du Web 2.0, la déhiérarchisation des sources, la viralité pathogène ou les avatars sans visage. Pour le·la spectateur·ice, cela avait peut-être commencé par la rencontre avec ces humanoïdes aux ventres boursouflés, condamné·es à charrier le trop-plein de paroles entravées. Ou devant les eaux noires de fontaines en plastique, suintant d’une rumeur toxique. C’était en 2014, lors de la première grande exposition de l’artiste à peine diplômé des Beaux-Arts de Paris trois années auparavant.
Avec “Mo’Swallow”, au Palais de Tokyo, un univers retors et crispé, mutant car malade émergeait. David Douard l’avait composé en orfèvre de l’ordinaire, prélevant ses images et ses bribes de textes dans les broussailles des forums Internet et du bitume périurbain. Puis, tout cela avait continué à se resserrer, tenu sur la lame d’un rasoir : vers plus d’abstraction, avec des assemblages comme irradiés d’une énergie sourde.
À Paris, entre les murs de la Galerie Chantal Crousel (“O’DA’OLDBORIN’GOLD,” 2019 et “0’LULABY”, 2021) ou encore au FRAC Île-de-France – Le Plateau (“O’ Ti’ Lulaby”, 2020), les expositions évacuaient tout élément trop reconnaissable, préférant dès lors suggérer des atmosphères par des espaces d’attente, de gestation ou de préparation à une insurrection inconnue. D’autres éléments arrivaient alors dans sa typologie : des veilleuses rougeoyantes en verre drapé de tissu, ou des grillages dardés de breloques ferrailleuses.
Le fanzine et le collage au cœur d’une carte blanche pour Numéro art
Aujourd’hui, David Douard dit justement avoir l’impression de “redémarrer, un peu comme avec le Palais de Tokyo”. À La SIRA, l’artiste s’est aménagé un bureau : c’est là qu’il trie, classe et organise une matière qu’il avait jusqu’ici gardée soustraite aux regards. “J’ai une pratique de fanzines que je n’ai jamais vraiment montrée. Ce sont souvent des carnets de recherche, que j’approche cependant avec l’énergie du fanzine. Souvent, j’imprime des images Google que je mets en rapport avec des couleurs, des slogans et des formes qui vont devenir les points de départ de sculptures”, détaille l’artiste. Il feuillette un carnet : “Ici, ce sont des filles masquées à la webcam, des recherches de logos, des visuels d’un film de Gregg Araki. Ces superpositions sont très spontanées, travaillées directement à l’imprimante hyper basique.”
S’il montre ces collages aujourd’hui, c’est un peu par hasard. En préparant sa monographie portugaise, les graphistes Thomas Bizzarri&Alain Rodriguez ont l’idée d’un livre à partir des collages. Ils entreprennent de scanner les fanzines pour faire vivre ailleurs cette matière, dont provient également la série que l’artiste a conçue pour Numéro art. “Avec ces fanzines, c’est comme si je montrais la source d’énergie. Normalement, un artiste doit veiller à ne pas tout donner, or maintenant ça peut sortir car les choses ont décanté.”
À la Fondation Pernod Ricard, David Douard réunit une communauté d’artistes
Depuis mai et jusqu’à la mi-juillet, David Douard investit la Fondation d’Entreprise Pernod Ricard à Paris. À nouveau, après sa participation à l’exposition du 14e Prix de la Fondation en 2012, mais sans redite. “Dans l’exposition, je ne montre rien moi-même. C’est une exposition collective, conçue par un artiste, qui montre la discussion formalisée qui existe entre les artistes.”
La carte blanche, intitulée “Crumbling the Antiseptic Beauty”, étend l’invitation à treize artistes : Clémentine Adou, Marie Angeletti, Grichka Commaret, Guillaume Dénervaud, Pascal Doury, Garance Früh, Gabriele Garavaglia, Isa Genzken, Morag Keil, Benjamin Lallier, Melody Lu, Pascale Theodoly et James Richards. Avec la plupart, il entretient un dialogue au long cours, et avec certain·es, il a aussi partagé un atelier. “J’ai construit cette exposition comme j’aurais pu le faire pour l’une des miennes, c’est-à-dire en pensant à ce que je voulais dire du monde à un moment donné.”
Un goût prononcé pour le commissariat et le travail collectif
À l’automne, l’artiste prenait goût au travail collectif en réalisant la scénographie de “THEY” au Consortium à Dijon, une exposition curatée par Stéphanie Moisdon et réalisée avec les étudiant·es de l’École cantonale d’art de Lausanne (ÉCAL). Cette énergie a mené à une nouvelle phase de pensée et de production. Lorsque le centre d’art Basement Roma l’invite, il réfléchit d’abord à un format d’exposition collective. Cela deviendra finalement une collaboration avec la New-Yorkaise Valerie Keane : “Nous travaillons autour de l’idée d’ornement, une présence qui nous sécuriserait comme une armure.”
Au moment où nous nous entretenons, la narration est en place : “Au centre, j’imagine un tout petit jouet que j’ai trouvé, une effigie de Casper les yeux grands ouverts. Cette dynamique du regard va mener jusqu’à une installation totale. En ce moment, l’espace accueille une exposition de Jon Rafman avec un sol noir. J’aimerais le garder pour que sa présence contamine les œuvres : les miennes touchant encore le sol, les siennes qui gravitent en suspension.”
Les œuvres de David Douard, formes de résistance au capitalisme
Entre les premières expositions de l’artiste et aujourd’hui, c’est évidemment aussi le monde qui a changé : la part d’ombre des espaces virtuels s’est amenuisée, les formes de résistance à l’hypervisibilité se sont perfectionnées. Douard s’est lui-même engouffré dans d’autres chemins de traverse. “Je me suis rendu compte que les artistes autour de moi mettent en place un système pour mieux accepter le réel. Il s’agit de le corrompre par l’imagination, avec l’idée que l’introspection permettra d’y retourner avec davantage de douceur.”
Cela rejoint ses obsessions du moment : le mouvement du shifting, sorte d’autohypnose pour se projeter dans une réalité désirée, les beats et l’esthétique de cauchemar codéiné du dreamcore et tout ce qui orchestrerait un ralentissement général du réel. Ces formes intérieures de résistance au capitalisme 24/7, l’artiste les décante pour mieux les faire émerger prochainement : cela sera en 2025, lors de son exposition solo à la Galerie Chantal Crousel. Et ensuite, il quittera Paris, sans doute pour New York – pour allier un changement d’horizon à ce nouveau commencement.
“Crumbling The Antiseptic Beauty”, exposition collective sous le commissariat de David Douard, jusqu’au 13 juillet à la Fondation Pernod Ricard, Paris 8e.
“Carte Blanche à David Douard avec Nicolas Ceccaldi, Valerie Keane
et Antoine Trapp“, jusqu’au 30 septembre à Basement Roma, Rome.
David Douard est représenté par la Galerie Chantal Crousel, Paris 3e, où il présentera une exposition personnelle en 2025.