9 avr 2020

Antony Gormley sculpte notre monde à la galerie Thaddaeus Ropac

Le 12 mars dernier, la galerie Thaddaeus Ropac inaugurait à Paris une exposition consacrée à Antony Gormley, connu pour ses sculptures anthropomorphes et ses œuvres monumentales questionnant la place de l’humain dans ses espaces contemporains. L’artiste britannique y dévoilait une série d’œuvres inédites, dont une nouvelle installation sur mesure jouant avec les proportions de la galerie à travers un tube d’aluminium déployé dans l’espace selon des lignes orthogonales. Retour sur une exposition d’ampleur, qu’il est désormais possible de parcourir en photos et en vidéo sur le site de la galerie.

Le dessin, une étape cruciale

 

 

À quelques pas seulement de la grande sculpture en aluminium qui investit la galerie Ropac, un dessin attire notre attention dans le sas qui précède la verrière : une croix dessinée au graphite sur papier, motif aussi simple qu’essentiel qui pour Antony Gormley constitue la clé de voûte de toute l’exposition. “Je pense qu’il n’y a pas besoin d’en voir plus pour comprendre mon propos”, déclare-t-il d’ailleurs, placide. Car si la renommée du Britannique s’est construite à travers ses sculptures monumentales, investissant des musées prestigieux jusqu’à des lieux publics hautement symboliques tels que la place londonienne Trafalgar Square, le dessin reste une étape cruciale de son expression artistique, lui permettant d’esquisser les premières hypothèses plastiques que ses sculptures concrétiseront par la suite. 

 

 

“Mes dessins sont physiques. Par exemple, de nombreux dessins dans cette exposition griffent le papier.”

 

 

Présents dans l’ensemble de l’exposition, les dessins traduisent aussi bien sa vision de l’espace qu’ils forment une retranscription directe de ses propres gestes sur le papier. Sur l’un d’entre eux par exemple, on reconnaît la circonférence directe de l’avant-bras dessinant un arc de cercle de gauche à droite sur l’entière surface de la feuille. Tout comme ses sculptures, les dessins d’Antony Gormley sont donc inévitablement connectés au corps dont ils illustrent les proportions à échelle 1. À la question sur leur possible dimension sculpturale, l’artiste répond : “Mes dessins sont physiques. Par exemple, de nombreux dessins dans cette exposition griffent le papier. Je ne les ai pas réalisés en appliquant du pigment sur la surface mais en couvrant la feuille d’une dilution très fine de carbone et de graphite, et j’ai ensuite utilisé une aiguille pour gravure pour gratter dans le papier. Pour moi, c’est une manière très sculpturale de dessiner.”

Un regard sur un monde orthogonal

 

 

Il faudra se rendre au sous-sol et au premier étage de la galerie Ropac pour retrouver enfin les êtres désincarnés d’Antony Gormley, sculptés dans une fonte couleur rouille. Outre cette caractéristique matérielle, tous sont reliés par une constante formelle : leur volume est défini par des lignes orthogonales qui transposent l’humain en formules géométriques aux portes de l’abstraction. Aussi, si aucun élèment explicite ne permet d’y identifier le corps – ni les courbes arrondies de la chair et de la musculature, ni la structure du squelette, ni la texture de la peau, des poils ou des cheveux –, celui-ci s’y manifeste à travers son échelle, les proportions de ses membres et la matérialisation de ses appuis. On discerne l’individu tantôt gisant parterre, comme allongé, tantôt debout ou accroupi, tantôt les épaules au sol et les jambes en l’air dans la posture de chandelle.

 

 

“La sculpture excelle en ce qu’elle nous prouve comment le matériau peut affecter notre esprit à travers notre corps.”

 

 

Si ces volumes peuvent nous sembler froids et hermétiques, ils sont en réalité pour l’artiste le reflet du monde dans lequel nous vivons, un monde largement urbanisé, régi le plus souvent par l’horizontalité du sol et la verticalité des immeubles qui dessinent une nouvelle vue du ciel et de la nature. Comme pour souligner ces normes architecturales complètement intégrées, la sculpture en aluminium Run II qui introduit l’exposition joue volontairement avec les dimensions qui structurent les espaces que l’on habite : les hauteurs et largeurs réglementaires des portes, fenêtres et ouvertures sont ici reproduites pour engendrer une nouvelle circulation étrangement familière. “Qu’arrive-t-il à la nature humaine lorsqu’elle a perdu cette connection avec la vie élémentaire?”, interroge Antony Gormley, rappelant que 50% de nos espèces sont désormais ancrées dans la grille urbaine. “Il ne s’agit pas seulement de prendre conscience de cette grille, mais aussi de notre dépendance à une autre grille d’information et de communication, qui définit notre manière de recevoir le monde.” Aujourd’hui étendues à nos écrans d’ordinateur et nos smartphones, ces “grilles” conditionnent en effet – sans que l’on ne s’en rende compte – notre approche de la réalité, une réalité encadrée par des contours perpendiculaires et des angles droits.

 

Comme l’antithèse des œuvres orthogonales inédites présentées chez Ropac, Antony Gormley dévoilait début février une sculpture monumentale au cœur du Brooklyn Bridge Park, au bord de l’East River à New York : 18 kilomètres de tubes en acier courbés pour créer des formes circulaires et ovales de 15 mètres de haut y composent un ensemble chaotique sans début ni fin, un “dessin cursif” comme l’appelle l’artiste. Imaginée en réponse à la skyline de Manhattan que l’on aperçoit en arrière-plan, cette œuvre publique illustre la fonction de la sculpture telle qu’envisagée par Antony Gormley : “La sculpture excelle en ce qu’elle nous prouve comment le matériau peut affecter notre esprit à travers notre corps.” Une réfléxion dont l’exposition de l’artiste à la galerie Ropac se fait un nouvel écho flagrant.

 

Une fois réouverte, l’exposition “IN HABIT” d’Antony Gormley sera prolongée jusqu’au 20 juin. En attendant, visitez-la en photos et en vidéo sur le site de la galerie Thaddaeus Ropac.

Nous sommes bien souvent habitués à venir aux œuvres d’art, mais il est sensiblement plus rare que celles-ci viennent à nous. Pourtant, c’est le second phénomène qui se produit dès que l’on pénètre l’intérieur de la galerie Thaddaeus Ropac au cœur du Marais afin de découvrir l’exposition personnelle d’Antony Gormley (actuellement fermée, jusqu’à nouvel ordre). À peine dépassé l’accueil, un tube en aluminium au sol semble nous inviter à le suivre jusqu’à la grande salle irradiée par la verrière : ici, la ligne dessinée par cette sculpture se prolonge dans une installation formant en continu des cadres entrecroisés dans tout l’espace. Afin de parcourir Run II, cette œuvre sur mesure réalisée spécifiquement d’après et pour la galerie, nous sommes invités à traverser ses ouvertures, enjamber ses volumes ou s’incliner pour se faufiler en-dessous. Une nouvelle fois, plutôt que d’établir une distance sacrée entre l’œuvre et le spectateur, l’artiste britannique matérialise sa réflexion sur le rapport de l’être humain à l’espace en provoquant leur rencontre physique, matérielle et conceptuelle.

 

 

La sculpture comme expérience

 

 

Placer le corps au centre de l’œuvre et de l’expérience esthétique est en effet l’une des ambitions d’Antony Gormley depuis quarante ans. Dès 1980, le sculpteur empile 8640 tranches de pains de mie séchées et couvertes de parafine afin de former le volume d’un lit deux places, sur lequel il s’allonge pour y créer le moule de son corps : aujourd’hui intégrée à la collection de la Tate, cette sculpture baptisée Bed représente sans doute l’une de ses premières œuvres les plus célèbres. Si certains pourraient assimiler sa pratique à une approche plus contemporaine de l’art minimal américain, l’artiste revendique un dépassement de ce mouvement en insistant sur la dimension relationnelle de ses œuvres et en revendiquant une filiation antérieure. “Une partie de moi est toujours intéressée par la révolution amenée par le cubisme, qui disait que créer des images n’était pas suffisant et qu’il fallait engager une expérience”, nous confie-t-il. 

 

 

Antony Gormley matérialise sa réflexion sur le rapport de l’être humain à l’espace en provoquant leur rencontre physique, matérielle et conceptuelle.

 

 

En attestent les nombreuses sculptures anthropomorphes qui ont fait la notoriété d’Antony Gormley au fil des ans : des formes humaines figées dans la fonte, l’acier ou la fibre de verre, déstructurées par des compositions géométriques ou synthétisées par des assemblages cubiques, tantôt érigées au sol telles des totems, tantôt les pieds fixés aux murs ou au plafond comme l’an passé à la Royal Academy of Arts de Londres… Bien loin d’incarner des personnages, ces formes inanimées ne possèdent, selon l’artiste, aucune substance hors de leur contexte d’exposition et nécessitent d’être activées par le spectateur. Il les décrit lui-même comme “des pièges pour notre attention (…) mais elles sont essentiellement vides, elles n’ont donc aucune valeur intrinsèque tant que le visiteur ne passe pas du temps avec elles et y projette quelque chose de sa propre expérience”.