24 fév 2022

À Madrid, la foire ARCO offre un beau panorama de la création actuelle et met en avant des artistes femmes de toutes générations

La foire d’art contemporain espagnole réussit son retour post-Covid avec une édition réunissant jusqu’au 27 février plus de 180 galeries et présentant un panorama passionnant de la création mondiale actuelle. Au rendez-vous : de très belles œuvres des peintres Martha Jungwirth et Miriam Cahn, une présence remarquée des galeries françaises et latino-américaine (une originalité historique de la foire), et une génération d’artistes passionnants comptant notamment Enrique Ramirez et la jeune portugaise Inês Zenha.

La peintre autrichienne Martha Jungwirth sur le stand de la galerie Thaddaeus Ropac à Arco Madrid.

Arco Madrid a ouvert ses portes, mercredi 23 février, en comptant bien faire oublier l’année précédente gâchée par la pandémie. Si les poids lourds internationaux comme Hauser & Wirth ou David Zwirner ne sont toujours pas de la partie, la foire d’art contemporain parvient à réunir plus de 180 galeries (contre un peu plus de 200 pré-pandémie) dont Perrotin et Thaddaeus Ropac. Le galeriste autrichien installé à Paris, Londres et Salzbourg frappe fort avec un ensemble de peintures exceptionnelles de Martha Jungwirth. L’artiste de 80 ans, encore méconnue en Espagne, faisait déjà l’objet d’une exposition remarquée dans l’espace parisien de Thaddaeus Ropac en septembre. À la fin des années 60, l’Autrichienne réussit à s’imposer au sein du collectif de peintres viennois Wirklichkeiten (Réalités). Ses toiles abstraites marquées par des tonalités rouges, violettes, jaunes et magenta forment une peinture gestuelle, parfois réalisée directement à la main. Hautement émotionnelle, libre, passionnée et parfaitement rythmée, son œuvre trouve sa source dans les impulsions intérieures de l’artiste, réputée solitaire, fortement inspirée par les mythologies anciennes.

À peine plus jeune, à 72 ans, la Suisse Miriam Cahn offre – à la fois sur le stand de sa galerie parisienne Jocelyn Wolff et sur celui du Berlinois Meyer Riegger – un aperçu de son immense talent. L’artiste poursuit depuis les années 70 une œuvre singulière : les couleurs y sont stridentes, les corps se dissolvent, ses figures interpellent, souvent avec violence… L’humanité y est déchirée et déchirante. 

Miriam Cahn.

La directrice de la foire, Maribel López, revendique non sans raison une présence renforcée d’artistes femmes cette année. Elle leur consacre une section à part. Leur présence est pourtant notable sur l’ensemble de la foire. Le galeriste zurichois Peter Kilchmann consacre ainsi l’ensemble de son stand à la Japonaise Leiko Ikemura, installée depuis les années 70 en Europe. Ses peintures et sculptures évoquent des femmes et divinités hybrides, en transformation perpétuelle, invitant à une expérience sensuelle et onirique.

 

Autre grand nom de la photographie, Lisetta Carmi est célébrée, quant à elle, par la galerie bruxelloise Dvir. Elle naît en 1924 dans une famille juive de Gênes. C’est en 1960 qu’elle se tourne vers la photographie, pour donner la parole aux sans-voix : des travailleurs du port de Gênes à ceux de l’industrie de l’acier. À Madrid est présentée l’une de ses séries les plus importantes, I Travesti, photographiée entre 1965 et le début des années 70. Lisetta Carmi y capture des personnes travesties dans des lieux (bars, restaurants…) qui leur étaient habituellement interdits à l’époque, ou dans leur plus pure intimité. Son regard profondément empathique offre une réflexion sensible et profonde sur l’identité de genre, qui résonne toujours aujourd’hui.

La galerie américaine Marlborough, implantée à Madrid et Barcelone, dévoile un très beau pastel sur papier de Paula Rego, aujourd’hui âgée de 87 ans. Unique femme du groupe de l’école de Londres aux côtés de Francis Bacon et Lucian Freud, Paula Rego entremêle dans ses peintures figuratives réalisme et fantastique, puisant dans les contes pour enfants et les légendes anglaises ou portugaises une violence ordinaire et une pensée magique d’une grande densité. L’artiste avait fait l’objet d’une exposition à l’Orangerie à Paris en 2018.

Le galeriste zurichois Peter Kilchman consacre ainsi l’ensemble de son stand à la Japonaise Leiko Ikemura
Le galeriste zurichois Peter Kilchman consacre ainsi l’ensemble de son stand à la Japonaise Leiko Ikemura

La présence d’artistes femmes, heureusement, ne peut se réduire aux seuls noms déjà établis. La galerie française Double V met à l’honneur Inês Zenha (née en 1995 au Portugal, aujourd’hui installée à Paris), dont les peintures queer et exubérantes jouant de couleurs archétypales (le bleu et le rose notamment) libèrent les corps des normes hétéropatriarcales tout en explorant les notions de désir, d’identité fluide, de vulnérabilité et d’attention à l’autre. La nature s’y métamorphose en formes sexuelles évoquant aussi bien le sexe masculin que féminin sans jamais les représenter frontalement ou autoritairement. On retiendra également les petits formats de l’artiste Eugénia Mussa (née en 1978 au Mozambique) sur le stand de la galerie Monitor ou encore une œuvre de l’artiste norvégienne Frida Orupabo (née en 1986). Ses collages réalisés à partir d’archives de l’histoire coloniale ou d’images trouvées en ligne explorent la question raciale, de genre et de l’’identité, en invitant à la réflexion sur la représentation des femmes noires. 

 

a galerie française Double V met à l’honneur Inês Zenha.
Frida Orupabo.

Cette génération d’artistes entre 30 et 40 ans est particulièrement bien représentée sur cette nouvelle édition de la foire, offrant de très belles opportunités. La galerie parisienne Michel Rein met ainsi en avant Enrique Ramírez (né en 1979 au Chili), nommé au prix Marcel Duchamp en 2020 et lauréat du prix des Amis du Palais de Tokyo. C’est d’abord dans la musique puis dans le cinéma qu’Enrique Ramírez a commencé par faire ses armes. Après des études à Santiago du Chili dans ces deux domaines, le jeune homme est ensuite passé par le prestigieux Fresnoy à Tourcoing où il a pu à loisir approfondir une approche artistique plurielle croisant les médiums. Car de la vidéo au son, en passant par la sculpture et la poésie, l’artiste aujourd’hui quadragénaire se plaît à exprimer, sur ces multiples supports, un regard contemplatif sur le monde, tout autant qu’ engagé. Si la nature est très importante pour l’artiste, la mer plus précisément reste un fil rouge constant et un point d’ancrage majeur de son œuvre. De ses rames en bois ou sculptures à base de voiles de bateaux à ses nombreux films tournés à bord de navires – où il va parfois lui-même à la rencontre de l’océan –, ce motif récurrent permet à Enrique Ramírez de matérialiser à la fois les pensées poétiques et le respect infini que lui inspire la beauté notre planète.

Côté photographie, on retiendra le nom de Lukas Hoffmann, présenté par la galerie zurichoise Annex14. Le Suisse inscrit une part de son travail dans le genre de la photographie de rue. Hoffmann utilise la chambre photographique, sans trépied, et photographie son motif à main levée de manière totalement spontanée sans même regarder dans le viseur. Ses plans rapprochés de corps, vêtements et attitudes capturent la fugacité d’un moment, laissant place à la magie d’une composition laissée au hasard… et pourtant toujours saisissante.

Enrique Ramirez sur le stand de la galerie Michel Rein.
Lukas Hoffmann.
Lisetta Carmi

La foire était enfin l’occasion pour la ville de mettre en avant la programmation artistique de ses institutions : du nouvel accrochage du Reina Sofía à l’exposition consacrée à Ragnar Kjartansson au musée Thyssen-Bornemisza. La collectionneuse italienne Patrizia Sandretto Re Rebaudengo, dont la fondation s’est installée en Espagne, offrait quant à elle un dîner aux côtés du curateur star Hans Ulrich Obrist en l’honneur du Kenyan Michael Armitage. L’artiste propose un dialogue éclairant entre ses œuvres et les dessins de Goya à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, en plein cœur de Madrid. Immanquable.

 

ARCO, jusqu’au 27 février, Madrid. 

Michael Armitage