La sensation de la peinture Ilana Savdie enflamme la galerie White Cube de Paris
La jeune sensation de la peinture américaine, déjà célébrée au Whitney Museum, présente à White Cube Paris sa première exposition personnelle en France. Entre explosions de couleurs et métamorphoses hallucinées des corps, Ilana Savdie célèbre l’excès sous toutes ses formes dans un capharnaüm d’une vitalité insensé. L’artiste d’origine colombienne y convoque douleur, plaisir, contrôle, chaos, carnaval sud-américain et figures héroïques pour dynamiter toutes les catégories et structures de pouvoir. Elle s’en explique à Numéro art.
Par Thibaut Wychowanok.
Numéro art : Le corps semble être au cœur de toutes vos œuvres, avec un aspect chorégraphique évident… Quelle relation entretenez-vous avec la danse ?
Ilana Savdie : La chorégraphie est omniprésente chez moi. Bien que je n’ai pas d’expérience professionnelle dans le milieu de la danse, j’ai grandi dans l’univers du carnaval. Dès mon plus jeune âge, j’ai évolué avec la danse et en ayant une réflexion sur cette dernière. Je me tourne souvent vers des danseurs, des acrobates et des contorsionnistes afin de trouver des positions corporelles que mon esprit serait incapable d’imaginer. Le corps humain n’est que très rarement l’objet de mon travail, mais lorsqu’il le devient, il apparaît déstructuré. Si l’image d’un corps humain se dessine, souvent ce n’en est pas vraiment une. Je me plais à jouer de cette illusion. De manière générale, la plupart de mes œuvres, et plus spécifiquement celles présentées dans cette exposition, s’attachent à introduire la figure du héros au sein d’un espace dédié au spectacle.
Je suis captivée par les mises en scènes cinématographiques de combats et de guerres. Penser la théâtralité d’une action, la narration d’un récit à travers la performance m’intéresse beaucoup. Je conçois à la fois l’aspect chorégraphique et ce désordre maladroit, deux éléments qui coexistent dans mon travail. Au plus vous vous approchez d’un élément, au plus il se désagrège; et juste avant qu’il ne disparaisse complètement, j’aime à penser qu’il reprend sa forme initiale. En ce sens, il se trouve constamment dans un état de mouvement et de fluctuation.
Vous soulignez l’importance des héros dans votre exposition Ectopia à White Cube Paris…
Pour les plus grandes toiles, je me suis intéressée aux guerriers présents sur les estampes japonaises de Yoshitoshi datant du 19e siècle. Mes observations ont joué un rôle moteur dans ma réflexion sur ce que signifie représenter l’héroïque, le vertueux, le juste, et sur la manière dont tout cela me permet d’aborder la notion de masculinité, de sa forme idéalisée à sa forme idolâtrée que l’on peut attribuer au guerrier, en passant par la manière dont cela nous ramène à une forme de manipulation sociale. Dans certaines peintures, vous remarquerez la présence d’armures, de coquilles ou de différentes formes animales à coquille…
Je me suis penchée sur les aspects les plus décoratifs des armures. Je me suis également intéressée aux illustrations tirées des récits de science-fiction, aux conceptions futuristes, et j’ai imaginée une armure dans le contexte d’un futur plus dystopique à l’instar d’Hans Ruedi Giger [créateur de la créature d’Alien]. Je me suis aussi inspirée de Yoshitoshi et des grands maîtres de la peinture religieuse. J’ai étudié la façon dont le guerrier est représenté sur son cheval et la manière dont ce même cheval apparaît comme un personnage héroïque, bien que dompté et soumis, la selle le séparant de son cavalier faisant office de médiateur entre pouvoir et obéissance.
Parlez-moi de votre processus créatif, de la manière dont vous réalisez vos tableaux, de leurs spécificités techniques, des matériaux et des couleurs utilisés…
En général, mes œuvres naissent d’une esquisse. Elles proviennent parfois d’une décision plus formelle ou sont plus figuratives, mais toutes ont habituellement pour point de départ une tension. À partir de ces esquisses, je tire ce qui finit par devenir les œuvres sur papier que vous voyez exposées dans cette pièce. J’en tire des compositions. Je joue avec divers modes d’application des traits, je réfléchis à diverses façons de démêler une forme particulière, à la manière dont un corps se lie à un autre et peut devenir un chemin ou un espace vers un autre corps. C’est souvent à ce moment-là que j’arrive à mi-chemin du processus, grâce à ce travail monochromatique au stylo ou à l’acrylique noire sur papier. À partir de là, je commence à travailler sur l’esquisse numérique, extraite du dessin brut préliminaire, qui pour moi représente la véritable esquisse du tableau. Ensuite, je me penche sur des éléments de collage en utilisant des images de référence collectées au fil des années.
Des images que l’on peut observer dans votre atelier…
Je la surnomme cette entité vivante, respirante et parasite qui n’arrête pas d’envahir mes murs… Mais ce que vous pouvez observer dans mon atelier n’est probablement qu’une infime partie de la bibliothèque de références que j’ai constituée au fil des années. Mon processus de recherche est très instinctif. J’ai découvert certains fils rouges dans mon propre travail en exposant toutes ces images, et d’autres ont émergé en revisitant d’anciennes images collectées des années auparavant, alors que je tentais de comprendre comment ma réponse esthétique avait pu être influencée par les événements sociopolitiques. Il s’agit donc d’un organisme vivant en constante évolution, qui est source d’inspiration pour moi. Il m’arrive d’en faire le point de départ de mon travail, et parfois je m’en inspire davantage pour l’univers de mes collages. Il m’arrive aussi de me tourner vers la microbiologie ou la microphotographie qui appréhendent les conditions d’éclairage différemment que les références historiques dont je m’inspire. La lumière et la couleur d’une photographie utopique d’une larve parasite réalisée au microscope peuvent in fine être très similaires à celles d’une peinture religieuse représentant une ascension céleste.
Ces idées de parasites, de virus, d’hybridation et de réunion de deux corps à l’œuvre dans vos peintures m’intéressent beaucoup.
Je suis fascinée par l’idée du farceur ou de l’arnaqueur comme agent de changement. Ce sont des termes ou expressions qui me trottent dans la tête. Je m’intéresse à l’idée du parasite en tant qu’escroc, en tant qu’entité externe qui envahit le corps de son hôte, qu’il s’agisse d’un corps social, entomologique ou humain.
Et je suppose qu’un corps peut se modifier sous l’influence d’un autre.
Exactement. Modifier le corps de l’autre revient à jouer avec les idées de pouvoir, de contrôle et de manipulation, à penser l’infiltration comme stratégie pour forcer une structure de pouvoir à changer alors qu’elle s’y refuse. Sur le plan conceptuel, penser le corps en tant qu’arnaqueur, comme le clown ou la sorcière peuvent l’être, le rend d’autant plus puissant. Selon moi, ces figures diverses et ces différents tropes sont très intéressants du point de vue conceptuel. Il y existe tellement de formes de parasites et de variations dans leur apparence… L’image microscopique d’un parasite peut parfois se confondre avec celle d’un monstre tout droit sorti d’un film d’horreur, figure gargantuesque par excellence, et ces dernières peuvent être reliées sur le plan esthétique. Le parasite est devenu une forme réellement fascinante pour moi, et il continue à proliférer de mille et une manières.
Il est temps de se pencher sur votre palette de couleurs qui, à mon sens, a le pouvoir de susciter à la fois le désir et le dégoût.
La couleur devient ce médium à travers duquel je peux séduire un spectateur pour qu’il se confronte à quelque chose qu’il n’a peut-être pas envie d’affronter, comme un mode de séduction. Je réfléchis beaucoup aux comportements adoptés par les prédateurs et leurs proies, notamment à leurs différents modes de séduction, à la façon dont le camouflage, les lumières vives ou brillantes fonctionnent… Ma réflexion sur le piège passe par le prisme de la séduction. Parfois, la couleur peut jouer ce rôle d’espace de séduction et de médium au service d’une expression un peu plus inconfortable pour le spectateur et moi-même.
La comédie et l’horreur sont toutes deux au rendez-vous dans vos œuvres, tout comme le cinéma…
Je pense que la ligne entre comédie et horreur est assez mince. Les deux reposent sur la notion d’empathie. Nous devons mettre notre empathie de côté pour nous identifier à quelque chose de comique, tandis que les films d’horreur nous invitent à faire preuve d’empathie envers les protagonistes afin de ressentir leur douleur. Par conséquent, nous craignons ce qu’ils craignent, nous souffrons quand ils souffrent. Le contraire est vrai pour la comédie. Nous nous réjouissons de la douleur de quelqu’un, en particulier à travers le comique de gestes, qui est, pour revenir à la chorégraphie, une réelle fascination pour moi. Je pense aussi mettre l’accent sur l’aspect carnavalesque mentionné plus tôt.
Qu’est-ce que représente le carnaval pour vous ?
Il représente quelque chose d’assez violent. Il y a cette histoire tumultueuse entre différents récits racontés à nouveau dans différents contextes, que ce soit à travers les costumes, les masques, l’exagération des corps. Souvent, une forme de protestation en découle. Nous pouvons lire une contestation et une remise en question de ces héritages d’oppression et de la hiérarchisation de ces structures de pouvoir au travers de ces expressions comiques ou horrifiques. En ce qui concerne le cinéma par exemple, les films d’horreur sont un moyen de critiquer quelque chose, souvent par le biais d’un monstre, qui est une figure plus tangible que l’idée en elle-même. Il est beaucoup plus facile de s’attaquer à un monstre qui peut être tué qu’à une idée difficilement discréditable. À travers ces modes d’expression, il est donc possible d’accéder à un espace qui autrement serait impénétrable.
“Ectopia, Ilana Savdie”, exposition jusqu’au 27 juillet 2024 à la galerie White Cube, 10 Av. Matignon, Paris 8e.
Ilana Savdie, ‘Ectopia’, White Cube Paris, 31 May – 27 July 2024. © the artist. Photo © White Cube (Thomas Lannes)