3 sep 2020

La foire Frieze célèbre les femmes artistes avec “Social Work”

La foire Frieze qui se tient du 3 au 7 octobre à Londres accueille cette année une section dédiée aux femmes artistes de la décennie 80 dont le travail a permis de bâtir des structures de soutien pour celles et ceux qui les entouraient. Fatoş Üstek, Melanie Keen et Lydia Yee, trois curatrices travaillant à Londres, nous parlent de trois des artistes (dont Nancy Spero) présentées dans le cadre de Social Work, soulignant à quel point il est important, trente ans après, de réévaluer leur héritage.

“Crop Over”, une performance de Sonia Boyce, 2007, Manchester Art Gallery.
“Crop Over”, by Sonia Boyce, 2007, Manchester Art Gallery.

Sous le titre Social Work, la foire de Frieze accueille dans une section dédiée une dizaine de femmes, critiques et curatrices, qui rendent hommage à des femmes artistes de la décennie 80 dont le travail a permis de bâtir, en dehors d’un cercle restreint, des structures de soutien pour celles et ceux qui les entouraient. Elles travaillaient au sein d’organisations ou de coopératives dirigées par des artistes, et ont proposé de nouveaux modèles pour contourner les grandes institutions, alors sous domination masculine. Elles ont aussi mis en lumière les problèmes de représentation des minorités et l’insuffisante rémunération du travail féminin. Parmi ces artistes, il en est certaines dont la contribution culturelle à la décennie est largement passée sous silence, et d’autres – comme Sonia Boyce, aujourd’hui membre de la Royal Academy of Arts – qui ont bénéficié par la suite d’une reconnaissance plus importante. 

 

Durant ses dernières éditions, Frieze London a ainsi proposé différentes plateformse offrant à ces démarches vertueuses une belle visibilité. Au milieu des stands de galeries qui ont pignon sur rue, la foire consacrait en effet un certain nombre de sous-secteurs à un art produit ces dernières décennies avec fort peu d’estime pour les mœurs institutionnelles – pour ne pas dire avec un rejet pur et simple. En 2016, la section The Nineties revisitait, sous la tutelle d’un curateur (Nicolas Trembley), les artistes innovants des années 90 et les galeries qui les ont soutenus. L’an dernier, la section Sex Work, proposée par la curatrice Alison M. Gingeras, célébrait des artistes femmes des années 60 et 70, dont les investigations audacieuses sur des thématiques sexuelles avaient conduit à une censure de leur travail, vilipendé et interdit d’exposition.

 

Mais revenons à cette année. Fatoş Üstek, Melanie Keen et Lydia Yee, trois curatrices travaillant à Londres, nous parlent de trois des artistes présentées dans le cadre de Social Work, soulignant à quel point il est important, trente ans après, de réévaluer leur héritage – à l’heure où le travail des artistes femmes est encore largement sous-représenté dans les musées du monde entier et sous-évalué sur le marché de l’art. 

Collective action, community organising, family support: such nurturing, mutual enterprises fall within the broad arena of what we call social work. This is a field of actions and behaviours that suggest a tendency to caregiving and communality, and with them an implicit refusal of profit and exploitation. Such selfless traits are rarely associated with the art world at its pointier end, but away from the market they form the basis of cooperative, supportive communities that in turn provide environments that allow for free expression and creative risk taking. As a corrective to market forces, social work allows art to stay fresh.

 

For its last few editions, Frieze London has created a very visible platform for such virtuous practice. Nestled among the blue chip gallery booths, the über fair has dedicated subsectors to art from previous decades made with little concern for – or indeed outright rejection of – institutional mores. In 2016, a curated section on the 1990s explored that decade’s artist innovators and the galleries that supported them. Last year’s Sex Work section, curated by Alison Gingeras, celebrated female artists of the 1960s and 70s whose fearless exploration of subjects sexual had seen their work censored, reviled and blocked from exhibition.

 

Under the title Social Work, a group of ten female critics and curators this year pays tribute to women artists whose work during the 1980s created broader support structures for those around them. Working with artist-run organisations and cooperatives, they offered new models beyond the male-dominated institutional mainstream, and addressed issues of representation and unpaid women’s labour. Among those featured are artists whose contribution to the culture of that decade has gone largely unheralded, as well as figures – such as the Royal Academician Sonia Boyce – who have gone on to wider recognition.

 

Curators Lydia Yee, Fatoş Üstek and Melanie Keen discuss three of the artists featured in Social Work, and suggest why it is important to re-assess their legacy three decades later, in an era when work by women is still under-represented in the world’s museums, and undervalued by the market.

Fatoş Üstek on Ipek Duben

 

Ipek Duben’s work has a strong political rigour, says curator Fatoş Üstek. “She is a senior artist who has been actively working across continents, concentrating on issues of identity, representation and migration.” Born in Istanbul in 1941, Duben studied art at the New York Studio School before returning to Turkey to pursue doctoral studies in Art History. Since completing her PhD, Duben has worked as both artist and critic, producing an extensive body of essays on art and ideas, alongside her installations, sculpture, painting, video and artists’ books.

 

Üstek suggests that Duben’s specific interest in the human impact of political turmoil, as well as the position of women in society, make her work particularly relevant for the present moment, with Turkey feeling the pressure both of an authoritarian political regime and the mass migration caused by years of brutal conflict in Syria. “Her body of work on migrant subjects – manifested in video installations, as sculptures and drawings – has been crucial to consider during our selection process,” says Üstek. “Her quest in the human flow across borders is timely and piercing.

 

“Children of Paradise”, Ipek Duben, 2000-2011.
“Children of Paradise”, Ipek Duben, 2000-2011.

Fatoş Üstek, directrice et curatrice principale de la David Roberts Art Foundation (Londres), à propos de l’artiste turque Ipek Duben : 

 

Le travail d’Ipek Duben est d’une grande rigueur politique, explique Fatoş Üstek. C’est une artiste expérimentée, qui a beaucoup travaillé à cheval sur plusieurs continents, en se concentrant sur les problèmes d’identité, de représentation et de migrations.” Née à Istanbul en 1941, Ipek Duben part suivre des études d’art à la New York Studio School, avant de retourner en Turquie soutenir un doctorat d’histoire de l’art. À la fin de sa thèse, elle travaille aussi bien en tant qu’artiste qu’en tant que critique. Elle a en effet produit, conjointement à ses installations, sculptures, peintures, vidéos et livres d’artiste, un important corpus d’essais sur l’art et la pensée. Selon Fatoş Üstek, l’intérêt particulier qu’Ipek Duben porte aux conséquences humaines des bouleversements politiques et à la condition sociale des femmes rend son travail extrêmement pertinent aujourd’hui – au moment même où la Turquie est mise en tension à la fois par un régime politique autoritaire et par les migrations massives qu’ont entraînées des années de conflits sanglants en Syrie. “Ses œuvres sur les problématiques migratoires – installations vidéo, sculptures ou dessins – ont joué un rôle essentiel dans notre processus de sélection, poursuit la curatrice. Sa quête sur le thème des flux humains qui traversent les frontières est absolument actuelle, et très poignante.

 

Melanie Keen on Sonia Boyce

 

Curator Melanie Keen admits that her relationship with Sonia Boyce’s work is both “personal and institutional.” Experiencing the artist’s chalk and colour pastel drawings in the 1980s “was quite powerful,” recalls Keen: “I hadn’t seen black people represented in art in the way she was showing them – and black women in particular.” Keen was first introduced to Boyce’s work by a tutor on her foundation course: the recently graduated artist became “a bit of an informal mentor to her” – reflecting the need for coalition felt by Britain’s black art students in the 1980s.

 

In 2016, Boyce became the first black woman to be nominated into Britain’s Royal Academy, a 250-year-old artist-run organisation that self-selects the country’s art elite. Born in 1956, Boyce has spent much of her career indicating the forces that have, for so long, kept people of colour and women out of such institutions, questioning who gets to choose the art seen and owned by the British public and why. 

 

While Boyce is now a leading figure in the British art world, Keen wants to remind a new generation about the pioneering work of artists associated with the British Black Arts Movements in the 1980s – among them, too, Keith Piper, Claudette Johnson, and Lubaina Himid: “They brokered these really important discussions about what it means to be present in institutions or not.

 

 

“Licorice Black“, une performance de Sonia Boyce, Manchester Art Gallery.
“Licorice Black“, by Sonia Boyce, Manchester Art Gallery.

Melanie Keen, directrice de l’Institute of International Visual Arts (Iniva), à propos de l’artiste britannique Sonia Boyce :

 

Melanie Keen reconnaît volontiers que la relation qu’elle entretient avec Sonia Boyce est à la fois “personnelle et institutionnelle”. La curatrice se souvient de l’effet “extrêmement puissant” qu’avaient produit sur elle les dessins à la craie et aux pastels de couleur de l’artiste, lorsqu’elle les a découverts dans les années 80 : “Je n’avais jamais vu, dans une œuvre d’art, des Noirs représentés comme elle choisissait de les montrer – les femmes noires en particulier.” Melanie Keen, alors étudiante au East Ham College of Technology, rencontre l’artiste (d’origine afro-caribéenne comme elle), venue faire une intervention dans le cadre d’un cursus préparatoire à ses études d’art. Elle devient “une sorte de mentor officieux” pour la future curatrice, révélant aussi ce besoin de solidarité que ressentaient les étudiants en art noirs dans l’Angleterre à cette période-là. En 2016, Sonia Boyce est la première femme noire à entrer à la Royal Academy of Arts, vénérable institution britannique, vieille de 250 ans, dirigée par des artistes, et qui “auto-sélectionne” l’élite artistique du pays. Née en 1962, l’artiste a consacré l’essentiel de sa carrière à dénoncer ce qui a si longtemps maintenu les femmes et les personnes de couleur à la porte de telles institutions, remettant en cause la légitimité de ceux qui décident de manière unilatérale quel type d’art sera montré – et vendu – au public dans le pays. Profitant du fait que Sonia Boyce est aujourd’hui une figure de premier plan de l’art britannique, Melanie Keen souhaite remémorer aux jeunes générations le travail pionnier accompli dans les années 80 par les autres artistes liés au mouvement british black arts : Keith Piper, Claudette Johnson, Lubaina Himid… “Ils ont mis sur la table un débat important : ce qu’implique le fait d’avoir, ou pas, une présence dans les institutions.

 

Lydia Yee on Nancy Spero

 

A founding member A.I.R. (Artists in Residence, Inc.) – America’s first not for profit gallery for women artists, which opened in Brooklyn in 1972 – Nancy Spero was, nevertheless says Lydia Yee “an artist who really came to prominence in a wider community in the 1980s.”

 

Working at first with oil paint, then increasingly with collage and printmaking, Spero sought out representations of womanhood from across ages and cultures. Following her War Series, made in the late 1960s and early 70s, violence in conflict – and in particular violence toward women – became abiding themes. “A lot of political art in recent years has been more directly representational, using photography and video,” says Yee. “I think Spero shows there’s another way to make political work that is representational, but works with the imagination and draws on many aesthetics.

 

The takeaway vision of New York’s art world in the 1980s is a heated marketplace dominated by ballsy masculinity expressing itself at scale; Jean Michel Basquait, Jeff Koons, Julian Schnabel; as well as the cool of the ‘pictures generation’. Spero stood apart. “While she registered the masculine dominance of oil painting she did continue to paint and work with the figure,” says Yee. Her work gave  “the younger generation licence to work with collage, to work by hand and to work with a much more personal repertoire of images.

 

“South Africa”, Nancy Spero, 1981 © The Nancy Spero and Leon Golub Foundation for the Arts/Licensed by VAGA, New York, NY. Courtesy Galerie Lelong & Co.
“South Africa”, Nancy Spero, 1981 © The Nancy Spero and Leon Golub Foundation for the Arts/Licensed by VAGA, New York, NY. Courtesy Galerie Lelong & Co.

Lydia Yee, curatrice principale à la Whitechapel Art Gallery, à propos de l’artiste américaine Nancy Spero :

 

Membre fondatrice de l’A.I.R. (“Artists in Residence”), première galerie à but non lucratif consacrée à des artistes femmes, ouverte à Brooklyn en 1972, Nancy Spero fut, selon Lydia Yee, “une artiste dont l’importance ne s’est réellement affirmée que dans les années 80”. L’artiste a d’abord travaillé à l’huile, puis de plus en plus fréquemment le collage et la gravure, explorant les représentations de la féminité à travers les époques et les cultures. Après ses War Series, réalisées entre 1966 et 1970, la violence des conflits – et en particulier la violence faite aux femmes – est devenue chez elle un thème récurrent. “Ces dernières années, explique la curatrice, la dimension politique de l’art s’est souvent traduite dans les œuvres sous une forme très littérale de représentation, par la photographie ou la vidéo. Nancy Spero démontre aussi, il me semble, qu’il y a une autre manière d’aborder l’aspect politique : chez elle, il reste figuratif, mais puise aussi dans l’imaginaire et s’inspire de nombreuses esthétiques différentes.” L’image que l’on peut retenir de la scène artistique new-yorkaise des années 80, c’est celle d’un marché en surchauffe, dominé par une masculinité triomphante : Jean-Michel Basquiat, Jeff Koons, Julian Schnabel, mais aussi les artistes cool de la pictures generation. Nancy Spero détonnait dans ce contexte. “Même si elle était consciente de la domination masculine dans la pratique à l’huile, elle a continué à peindre et à travailler sur la figuration”, rappelle Lydia Yee. Son travail a donné à “la génération montante la liberté de recourir au collage, au travail de la main et à un répertoire d’images beaucoup plus personnel”.