FIAC 2018 : Katharina Grosse installe un bûcher incandescent au Grand Palais
À coups de pistolet à peinture, Katharina Grosse a métamorphosé la nef du Grand Palais en paysage éclatant avec une installation monumentale déployée sur le stand de la galerie Gagosian. En son centre, un bûcher flamboyant vibrant de couleurs formé par des troncs d'arbres. L'artiste avait présenté début 2018 une œuvre jumelle à la Villa Médicis à Rome. Numéro art l'avait rencontrée à cette occasion et réalisé un portfolio exclusif de clichés plongeant au plus proche de la peinture.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Close-ups photos Philippe Fragnière.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Photos close-up Philippe Fragnière.
Numéro art: When did colour become central to your work?
After my studies in Münster and Düsseldorf, I needed to take a break. I used to wake up every morning wanting to create, but not knowing exactly what. I made videos and sculptures, and tried in vain to capture a tree or a face in paint. But it never worked. Why? Because it wasn’t what I saw. I always perceived reality as dispersive.
How does this relate to colour?
Colours are not delimited by an object, a surface or a plane. Yellow doesn’t have to be restricted to a lemon. It can be anywhere. The idea that colour can be detached from form crystallized in the late 19th-century. For the Impressionists, colour sprang out separately from the object represented. This is why I love spray painting. Unlike with a brush, the colours don’t mix directly. The spray creates a mist of drops, that overlay and create shapes.
Painting without acknowledging the separation between a oor and a wall is a way of blurring the frontier between surfaces and objects.
Yes, but the spot where the two converge is always interesting. If you take a close look at this spot, you’ll notice how special it is, immense and full of con icts that are anything but disagreeable.
Curator Chiara Parisi said of your work, “The landscape is no longer accommodated on canvas, it becomes the pictorial surface itself.” Do your works in situ evoke imaginary landscapes, fantastic visions?
It’s not about utopias or imaginary places you might aspire to. You can experience them physically, since art is nothing other than real. You’re at once in reality and in your own imagination. Both coincide and cross-fertilize each other, but don’t exclude each other.
Most of your work is on a very large scale.
I learned through Robert Smithson that there is a big difference between size and scale. The one is measurable, while the other is psychological. And it’s the notion of scale that interests me: the psychological impact produced, for example, by huge logs in the Villa Médicis. This can generate any number of mental images, such as home and hearth, a magni ed replace. There’s also a certain violence in placing them in this interior.
Where does this violence come from in a work like Ingres Wood at the Villa Médicis?
This violence was made necessary by the villa itself. Faced with such a strong building, one with such a powerful architectural vocabulary, I needed a raw and simple image, such as a primitive re, for it to be able to stand out and be noticed.
There’s also violence in the total contamination of space with colour.
Painting has the ability to be very close to you. Like a sound or a voice, colour can catch hold of you. You’re caught in its emotion. Violence is an interesting emotion as long as it’s not related to narration, such as a story that recounts a murder, for example. Experiencing violence simply as a pure energy can be extraordinary.
Would it be fair to say that your artworks are pure abstractions?
Abstraction mustn’t be understood as a minimalist way of creating. In the Modernist era, some artists tried to represent only the essential, the mere skeleton. For me abstraction is more like a big leap: you have an intention, something in mind, and this catapults you somewhere. You don’t create by following a path, but rather by imagining rst one thing and then another. You don’t tell a story with a beginning, a middle and an end. Abstraction allows you to escape a narrative structure which would impose a succession of de ned steps on you.
The audience is also catapulted into your artworks. They walk through them and their experience of them is very carnal.
I always try to offer a multidimensional experience of painting: you walk trough it and you discover it from all sorts of different perspectives. Painting creates a tactile image. It doesn’t mean you can touch it, but that the surface of the painting awakes your intelligence, your body and your empathy.
Katharina Grosse's installation is visible on the stand of the gallery Gagosian, at the Grand Palais, during the FIAC 2018, until October 21.
Exhibition Wunderbild, until de 6th January 2019 at the National Gallery, Prague.
Il faut imaginer Katharina Grosse armée de ses pistolets à peinture, recouvrant les troncs de couleurs vives : jaune, bleu, rouge, vert, orange, violet… Après avoir habillé de traces de peinture éclatantes les murs et les sols des plus grands musées, l’extérieur d’une maison, sa chambre à coucher (des draps jusqu’au plafond) ou des sculptures-ballons monumentales, l’artiste allemande (née en 1961) s’est attaquée l'année derni!ère à l’Académie de France à Rome avec une œuvre jumelle de celle présentée à la FIAC 2018. Il faut donc l’imaginer, fin janvier 2018, se baladant dans les paisibles jardins surplombant la ville et, fascinée par les pins plantés il y a presque deux cents ans par son confrère Ingres, en déplacer des morceaux à l’intérieur de la bâtisse pour élever un bûcher iridescent, aspergé des mêmes teintes de jaune, de bleu, de rouge et de vert éclatants. Des morceaux de tronc géants, un escalier, des bâches immenses tapissées de peinture projetée au pistolet… Les œuvres in situ de l’artiste allemande sont très loin de former de simples paysages colorés et charmeurs que le public peut traverser. Les couleurs, que l’artiste n’a de cesse d’appliquer sur les lieux où elle intervient, contaminent et violentent les espaces. S’étendant sans distinction sur toutes les surfaces, la couleur forme un objet en elle-même, faisant oublier ce qu’elle recouvre. La couleur n’a plus ni début ni fin. Elle forme une vision qui vous embrasse.
“Mes travaux ne sont pas des utopies. Vous pouvez en faire l’expérience concrète, car l’art n’est pas autre chose que le réel.”
Numéro art : À quel moment la couleur est-elle devenue centrale dans votre travail ?
Katharina Grosse : Après mes études à Münster et à Düsseldorf, j’ai ressenti le besoin de faire une pause. Je me levais chaque matin, habitée par un désir de créer, sans savoir quoi. J’avais réalisé des vidéos, des sculptures… et essayé en vain de peindre un arbre ou un visage, mais ça ne marchait jamais! Pourquoi? Parce que ce n’était pas ce que je voyais. Depuis toujours, le réel se présentait à moi de manière dispersive.
Mais quel rapport avec la couleur ?
Les couleurs ne sont pas délimitées par un objet, une surface ou un plan. Le jaune n’a pas à se limiter à un citron. Il peut être partout. Cette idée que la couleur peut être extraite de la forme est un héritage de la fin du xixe siècle. Chez les impressionnistes, déjà, la couleur jaillit hors de l’objet représenté. C’est ce que j’aime avec la peinture en spray. Contrairement au pinceau, les couleurs ne se diffusent pas de manière délimitée. Le spray émet une brume de gouttes qui recouvre les surfaces et crée des formes.
“Je propose une expérience multidimensionnelle de la peinture : vous marchez à travers elle et vous la découvrez depuis des perspectives différentes.”
Peindre en passant indistinctement d’un sol à un mur sans vous arrêter est une façon de brouiller les frontières entre les surfaces et les objets…Oui, mais le lieu où deux éléments convergent est toujours intéressant. Comme sur une plage, le moment où l’eau et la terre se rencontrent. Si vous observez attentivement ce lieu de convergence, il apparaît comme un espace à part, immense, rempli de conflits qui n’ont rien de désagréable.
La plupart de vos interventions sont réalisées sur de grands espaces…
J’ai appris, grâce à Robert Smithson, qu’il existe une grande différence entre la taille et l’échelle. L’une est mesurable tandis que l’autre est psychologique. Et c’est la question de l’échelle qui m’intéresse : l’impact psychologique que peuvent produire, par exemple, de grands rondins de bois disposés au cœur de la villa Médicis. Cela peut susciter une multitude d’images mentales, comme celle du foyer d’une maison, d’une cheminée magnifiée. Il y a aussi une certaine violence à les placer dans cet espace intérieur. Mais cette violence est rendue nécessaire par la villa elle-même. Face à un lieu aussi fort, au vocabulaire stylistique si puissant, il me fallait proposer une image brute et simple, comme celle d’un feu primitif, pour qu’elle soit visible.
Cette violence est aussi à l’œuvre dans l’idée de contaminer tout l’espace par la couleur.
La peinture a cette capacité d’être très proche de vous. Comme un son ou une voix, la couleur peut vous attraper. Vous êtes pris dans son émotion. La violence est une émotion intéressante tant qu’elle n’est pas liée à une narration, à l’image d’une histoire qui raconterait un meurtre. Faire l’expérience de la violence, en tant que pure énergie, peut être exceptionnel.
Vos œuvres sont-elles de pures abstractions ?
Il ne faut pas comprendre l’abstraction comme une manière minimaliste de créer. À l’époque moderne, des artistes ont essayé de ne représenter que l’essentiel, le squelette. L’abstraction, selon moi, s’apparente plutôt à un saut. Vous avez une intention, quelque chose en tête, et cela vous catapulte quelque part. Vous ne créez pas en suivant un chemin, en imaginant une chose puis une autre. Vous ne racontez pas une histoire avec un début, un milieu et une fin. L’abstraction permet d’échapper à une narration qui vous impose une succession d’étapes.
Le visiteur est lui aussi catapulté dans vos œuvres. Il les traverse et en fait une expérience très charnelle.
Je m’efforce de proposer une expérience multidimensionnelle de la peinture : vous marchez à travers elle et vous la découvrez depuis des perspectives différentes. La peinture forme une image tactile. Cela ne signifie pas que vous pouvez la toucher, mais que la surface de la peinture éveille votre intelligence, votre corps et votre empathie.
L'installation de Katharina Grosse est visible sur le stand de la galerie Gagosian, au Grand Palais, pendant la FIAC 2018, jusqu'au 21octobre.
Exposition Wunderbild, jusqu’au 6 janvier 2019 à la National Gallery, Prague.