Qui est Shahryar Nashat, artiste du désir et du corps ?
Dans les installations et les vidéos de cet artiste actuellement exposé au MASI de Lugano jusqu’au 18 août 2024, le corps occupe une place centrale. Utilisés comme matières premières de ses œuvres, organes et fluides corporels sont mis en scène, telles des manifestations de la vie même et des désirs qui nous habitent.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
Une exposition inédite du plasticien Shahryar Nashat au MASI de Lugano
L’artiste Shahryar Nashat s’est installé récemment à Paris après avoir quitté Los Angeles. Son exposition à la Galerie Gladstone de Bruxelles à peine terminée, il inaugure en mars dernier un solo show au musée MASI de Lugano. Cette installation – qui modifie complètement l’architecture du musée – déploie les différentes facettes de son travail, qui aborde aussi bien le champ de la sculpture que celui de la vidéo. Dans ce temple – ou bunker – aux couleurs cliniques, on trouve des pièces en fibre de verre qui s’inspirent de l’anatomie du corps humain.
Le corps et ses fluides, le désir et la mort sont au centre des préoccupations de l’artiste. Certaines pièces se réfèrent aux articulations, d’autres à des carcasses de viande, et des sacs d’urine sont disposés dans l’espace tout comme des sacs d’aspirateur remplis de déchets. On évolue au sein d’une esthétique qui rappelle l’archéologie, mais envisagée d’un point de vue futuriste, l’artiste utilisant des technologies comme l’I.A. pour réaliser ses vidéos. Pour Shahryar Nashat, la sculpture est un corps et le pixel est une cellule.
Rencontre avec l’artiste Shahryar Nashat
Numéro : Quel a été votre parcours ?
Shahryar Nashat : J’ai grandi à Genève. Je voulais être musicien. J’étais doué, mais j’avais commencé tard et je n’avais pas la discipline nécessaire. Tous mes potes voulaient étudier les arts visuels, et j’ai fini par les suivre. J’avais pris des cours de photo et je me suis présenté au concours des Beaux-Arts de Genève. J’ai été accepté avec une vidéo où je filmais un ami qui mangeait des fraises tout en racontant pourquoi je voulais le filmer en train de manger des fraises. Après Genève, je suis parti à Amsterdam étudier pendant deux ans. Mais ma véritable formation s’est faite à Berlin où j’ai trouvé beaucoup d’artistes qui vivaient et travaillaient selon les mêmes modalités que moi. Et surtout, j’y ai rencontré une communauté queer comme il n’en existait pas en Suisse.
Dans le catalogue de votre exposition au MASI, un de vos autoportraits, qui vous représente adolescent sous la douche, est sous-titré ainsi : “Tu es créatif, tu as 17 ans, tu veux être quelqu’un.” Est-ce qu’être artiste signifie “être quelqu’un” ? Comment avez-vous compris que vous vouliez en être un ?
“To be an artist is to turn the collateral of survival into a living.” [“Être artiste, c’est transformer la garantie de sa propre survie en mode de vie.”] C’est l’épigraphe que Kristian Vistrup Madsen a écrit pour 17 Waves, le livre d’artiste que nous venons de publier pour l’exposition au MASI. Être artiste ne se résume pas à ce qui se passe dans l’atelier, dans les œuvres, dans les expositions. C’est aussi le choix d’un mode de vie, les fréquentations, les engagements politiques et la curiosité pour la culture. Le moment contemporain, ce qui constitue le politique ou le populaire, ainsi que notre façon d’interagir dans ces champs, sont des éléments qui nous définissent.
Dans quelle mesure l’environnement dans lequel vous avez été élevé a-t-il influencé votre pratique artistique ?
Les influences se traduisent souvent par des références et des symboles… Parfois, il est nécessaire de les exprimer clairement dans le travail, au risque de les essentialiser. D’autres fois, les pistes peuvent rester floues, tout autant qu’elles le sont pour nous-mêmes. Je connais peu de gens issus de l’immigration qui ont grandi en Europe sans ressentir une certaine aliénation. Et je ne serais sûrement pas la même personne, et encore moins le même artiste, sans ces environnements parallèles, iranien et suisse.
On pourrait dire que le fil rouge de votre travail, c’est la chair, les fluides corporels, le corps humain donc, et ses représentations. Mais vous utilisez ce corpus dans une version très clinique, voire synthétique. Pourquoi cet antagonisme ?
Nous sommes obsédés par nos corps. Et nos corps sont sans cesse médiatisés. Où va-t-on chercher la vie ? Le JPEG maintient nos subjectivités en captivité. Même l’intime peut se manifester à travers le détachement.
Le clinique, c’est un symptôme de ce détachement qui, de manière paradoxale, dans une sculpture ou une exposition, a une vraie capacité à produire de l’affect.
“Tout ce qui touche au désir est essentiel.” Shahryar Nashat
Quelle est la place de l’érotisme et de la sexualité dans vos œuvres ?
Tout ce qui touche au désir est essentiel. C’est ce qui nous rend vivants, jusqu’à ce qu’on ne le soit plus. En tant qu’artiste, l’exploration du désir devient intéressante quand ça nous conduit dans ce domaine où le sexe et le pouvoir se rejoignent. Ça peut se manifester à travers divers gestes, comme filmer la blessure au genou de quelqu’un, ou demander à la personne qui veut vous quitter de pouvoir conserver son urine comme matière première d’une sculpture.
Quelles sont vos références historiques et actuelles en art ? Quelles autres disciplines nourrissent votre travail ?
Ce sont les réseaux sociaux qui produisent les contenus les plus inspirants aujourd’hui, sans équivoque. La manière de filmer et de monter, les effets d’image, la relation au langage ou à la durée, au son et à la voix. J’aime bien observer ce qui attire l’attention, à quel moment et pourquoi : le sexe, la politique et la violence seront toujours au premier rang.
Vous venez d’inaugurer une grande exposition personnelle au MASI de Lugano, intitulée Streams of Spleen. Pourquoi ce titre ?
C’est parti d’un malentendu. Moi, je connaissais le spleen baudelairien qui décrit la mélancolie. J’étais sûr que ça voulait dire la même chose en anglais. Mais en anglais le mot désigne la rate, l’organe. Je me suis représenté un torrent d’organes qui déferlaient à la vitesse d’une avalanche… Ça restait dans l’esprit de l’expo.
Vous intervenez très radicalement dans vos espaces d’exposition. On ne peut plus vraiment parler de scénographie, mais plutôt d’architecture. Quel est votre rapport aux lieux d’exposition et comment pensez-vous la présentation de votre travail ?
C’est un peu la différence entre un accrochage et une exposition. Pour faire une exposition, il faut penser Gesámtkunstwerk [“œuvre d’art totale”]… on englobe tout, on crée l’environnement le plus favorable pour que les œuvres soient accueillies et appréciées sous leur meilleur jour. On fabrique du contexte.
“Je navigue d’un médium à l’autre sans vraiment de hiérarchie ni de préférence.” Shahryar Nashat
Dans ce projet, vous avez utilisé l’I.A. Comment cela vous inspire-t-il ou vous influence-t-il ?
C’est un outil rapide et commode pour créer des images. C’est assez imprécis, et donc cela produit pas mal de surprises amusantes, mais à part ça, je n’y attache pas trop d’importance. Le projet que j’ai fait avec Simon Castets de Luma Arles et Camille Bénech-Badiou de Google était différent. J’ai pu travailler avec de l’I.A. très avancée développée spécialement pour le projet. Nous avons créé un protocole qui traduisait mes émotions en taches de Rorschach et produisait un autoportrait – images et son – en temps réel. On a travaillé avec mon frère Sadegh, qui est psychologue à Genève et spécialiste de la méthode Rorschach. À ce niveau-là, où la science informatique s’allie avec la science psychologique, et où la psychologie rencontre la créativité, c’est super inspirant.
Vous utilisez divers médiums, comme la sculpture ou la vidéo. Dans lequel vous sentez- vous le plus à l’aise et pourquoi ?
Je navigue d’un médium à l’autre sans vraiment de hiérarchie ni de préférence. Au début, c’était moins facile, mais comme la grammaire reste la même, j’aime bien changer constamment de casquette. Je m’amuse davantage quand il y a plusieurs projets et plusieurs médiums que je peux travailler en même temps.
Que souhaitez-vous transmettre au public à travers votre pratique ? Dans quelle histoire de l’art souhaitez-vous vous inscrire ?
Il est agréable de voir son travail trouver une résonance chez un public plus large. Mais, à mes yeux, la reconnaissance la plus flatteuse c’est celle de mes pair·e·s. Les artistes comprennent mieux que tout le monde ce que c’est que d’être artiste, de distiller l’expérience d’être vivant dans le contemporain, d’être subjectif et engagé, d’en faire un projet, et pas uniquement des produits.
L’exposition “Shahryar Nashat, Streams of Spleen” au Museo d’arte della Svizzera italiana (MASI) à Lugano, jusqu’au 18 août 2024.