Ceysson & Bénétière : l’ascension fulgurante d’une galerie d’art à contre-courant
Fondée en 2006 à Saint-Étienne, la galerie Ceysson & Bénétière s’est taillé, en à peine quinze ans, une place de choix dans l’art contemporain. Après s’être implantée à Luxembourg, Paris, Genève et New York, la galerie connue notamment pour défendre les artistes du mouvement Supports/Surfaces, inaugurait le 18 septembre dernier l’un de ses plus grands espaces… à Saint-Étienne. Un choix surprenant pour la plus françaises des galeries internationales, qui profite de cette surface de 1000 m2 pour présenter les sculptures monumentales de Bernar Venet. Retour sur les raisons de cette croissance exceptionnelle.
Par Matthieu Jacquet.
La cartographie française de l’art est en pleine mutation. Après Marseille ou Montpellier, c’est bien la Loire qui pourrait bénéficier, à son tour, de la décentralisation : Saint-Étienne, ancienne ville minière peuplée d’à peine 200 000 habitants, serait-elle la prochaine place forte de l’art contemporain ? C’est en tout cas ce projet que la galerie Ceysson & Bénétière porte avec fierté. Quinze ans après avoir ouvert leur premier espace dans le bourg stéphanois, ses fondateurs viennent de faire construire un vaste bâtiment dont les 1000 m2 de surface d’exposition n’ont rien à envier aux 80 m2 qui avaient marqué leurs débuts. Située entre le Zénith et La Comédie de Saint-Étienne, dans le quartier industriel de la ville, la façade noire de ce bloc en tôle d’acier abrite quatre immenses et lumineuses salles, hautes de six mètres sous plafond, où l’artiste Bernar Venet invite actuellement ses œuvres monumentales, de ses fameuses Lignes indéterminées en acier corten couleur rouille à ses reliefs métalliques sur mur en passant par ses dessins au fusain et graphite sur papier. On aura rarement vu, en dehors de la capitale, une telle superficie en France pour une galerie d’art contemporain, rivalisant désormais avec les espaces des galeries Thaddaeus Ropac et de Gagosian, toutes implantées dans le grand Paris. Si Ceysson & Bénétière n’a pas l’ancienneté de ses homologues nées dans les années 80, elle connaît pourtant un succès florissant. Mais comment expliquer cette croissance si rapide ?
Une histoire de famille
Tout a commencé avec le coup de poker d’un triumvirat, qui s’apparente au début d’un jeu des sept familles. Dans la famille Ceysson, demandons d’abord le père, Bernard, historien de l’art et jadis directeur du musée national d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne (aujourd’hui abrégé en MAMC+) dès son inauguration en 1987. Demandons ensuite le fils, François, étudiant en histoire de l’art et passionné de numérique qui commence au début des années 2000 à assister son père sur les expositions dont il est commissaire. Ami de François Ceysson depuis le collège, Loïc Bénétière, rejoint un jour le duo père-fils en tant que stagiaire. Les deux anciens camarades de classe ont alors une idée : monter une galerie d’art défendant les artistes fondateurs du mouvement Supports/Surfaces, dont Bernard Ceysson est un proche et fervent défenseur. Ce groupe phare de l’art contemporain français, composé entre autres des plasticiens Noël Dolla, Patrick Saytour et Daniel Dezeuze, ambitionne, dès la fin des années 60, de redorer le blason de la peinture en repensant ses outils et supports. Souvent boudé les décennies suivantes par les institutions, le mouvement commence à l’orée du vingt-et-unième siècle à retrouver la notoriété qu’il mérite, notamment avec l’ouverture d’une salle dédiée dans les collections permanentes du Centre Pompidou. Toutes les planètes semblent s’aligner : en avril 2006, alors encore relativement limités dans leurs moyens, les trois fondateurs de Ceysson & Bénétière inaugurent leur première galerie dans leur ville d’origine, Saint-Étienne, profitant ainsi du réseau de collectionneurs de Bernard Ceysson, déjà très implanté dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Sur les murs de l’exposition inaugurale, on découvre une quinzaine de peintures de Claude Viallat sur lesquelles est déclinée inlassablement à la peinture une même forme longue et sinueuse, entre l’éponge et l’osselet. L’artiste nîmois cofondateur de Supports/Surfaces signe le début d’une tradition pour la galerie : à l’ouverture de chaque nouvel espace, il fera l’affiche de la première exposition.
Une stratégie d’implantation originale
La sauce prend très rapidement. Fort de son réseau de collectionneurs et d’un intérêt croissant pour le mouvement, la galerie trouve son public et sa clientèle en France, mais aussi massivement du côté du Luxembourg, dont François Ceysson reçoit aujourd’hui “la moitié de [ses] coups de téléphone”. “Durant les premières années de la galerie, nous passions notre temps tous les trois à l’avant d’un 20 m3 rempli d’œuvres, se remémore le galeriste avec émoi, en route pour le Luxembourg avec des œuvres venant de notre région”. En 2008, le trio ouvre alors un deuxième espace dans ce pays, repaire de grands collectionneurs. Suivront Paris, Genève, New York, et enfin Lyon, en juin 2021. Ces implantations seraient-elles motivées par un ciblage spécifique ? Loïc Bénétière et François Ceysson nuancent : “Souvent, les galeristes se comportent comme si l’art était un domaine où il s’agit de répondre à une demande. Notre logique est différente. Pour nous, il s’agit d’abord de créer une offre, de décider quel artiste on pourra montrer, en fonction de notre surface, et d’ouvrir des espaces selon les opportunités.” Ainsi, leur antenne parisienne à deux pas du Centre Pompidou appartenait au peintre Louis Cane, l’un de leurs artistes historiques, tandis que leur adresse ouverte cet été au cœur de la Presqu’île lyonnaise a pour propriétaire Didier Courbon, fidèle collectionneur de la galerie. Pour l’occasion, le chef d’entreprise a invité l’architecte William Wilmotte, fils de Jean-Michel Wilmotte, à transformer son rez-de-chaussée et sous-sol en espace d’exposition chaleureux tout en moulures et boiseries, contre la froide et persistante image du white cube. “On s’est rendu compte que ce système d’antennes, que nous n’avons pas inventé du tout, offrait à nos artistes une grosse visibilité nationale et internationale et créait des échanges avec des collectionneurs au niveau de leur région”, ajoute Loïc Bénétière. Chacun des six espaces possède donc sa programmation et son identité propres, et aucune exposition ne sera présentée deux fois dans deux endroits différents.
Une organisation familiale
Avec une telle amplitude géographique, impossible aujourd’hui pour la galerie de fonctionner sans une organisation au cordeau. Son équipe reste pourtant relativement familiale, trois à quatre salariés dont un directeur pour chaque espace comme Loïc Garrier à Paris et Maëlle Ebelle au Luxembourg, pendant que François Ceysson et Loïc Bénétière supervisent l’ensemble. Si Bernard Ceysson, aujourd’hui âgé de 82 ans, a laissé depuis ses associés continuer en duo, les deux concernés savent jouer sur leurs atouts, qu’ils schématisent eux-mêmes : là où Loïc est très doué pour le front office – les relations publiques et les échanges avec les collectionneurs –, François s’illustre particulièrement dans le back office, la logistique numérique, l’inventaire et la communication, bien que leurs responsabilités restent interchangeables. Très tôt habituée à travailler à distance sur des serveurs centralisés, grâce à un système informatique performant et une régie efficace, la galerie ne s’est pas trouvée trop fragilisée par le confinement, qui lui a justement permis de se concentrer sur sa programmation et la construction ex nihilo de son nouvel espace à Saint-Étienne, sur le modèle de son antenne luxembourgeoise. Immense, celui-ci comporte une librairie-boutique, les bureaux de sa maison d’édition et même… un restaurant, avantage rare pour une galerie qui complète sa vision artistique par une cuisine régionale et crée ainsi un véritable lieu de vie. L’occasion de réaffirmer une position à contre-courant : là où de nombreuses galeries françaises ont quitté leur région pour Paris, Ceysson & Bénétière mise gros sur sa ville d’origine. “Ce n’est pas un chauvinisme exacerbé” mais le fruit d’une véritable volonté de démocratisation de l’art, précise François Ceysson, qui ne masque pas son admiration pour le célèbre galeriste Emmanuel Perrotin. En s’impliquant sans relâche sur ce territoire, les deux fondateurs ont renforcé l’attractivité de leur région pour les collectionneurs, désormais habitués à y faire un crochet lors de leurs déplacements où ils sont invités à passer le plus de temps possible.
42 artistes de toutes générations
Aujourd’hui, Ceysson & Bénétière a bien élargi son pré carré d’origine. Parmi ses 42 artistes, la galerie représente des figures aussi majeures qu’inclassables de l’art contemporain, telles qu’Orlan et Tania Mouraud, d’autres qui repoussent depuis plusieurs décennies la liste de leurs médiums comme Mounir Fatmi et Daniel Firman, autant que de plus jeunes talents, comme la photographe et plasticienne Aurélie Pétrel ou le duo Pugnaire & Raffini, que la galerie présentait fin août à Art-o-rama. Un large spectre qui lui permet aussi bien de participer à ce salon foisonnant, vivier de la création artistique émergente, que de conserver son assiduité – et sa crédibilité – au sein des plus grandes foires internationales grâce à ses noms plus établis. Quant à Supports/Surfaces, Ceysson & Bénétière conserve sa position de leader dans le mouvement dont la valeur marchande a explosé depuis dix ans, notamment grâce à son travail de regroupement des artistes et de leurs œuvres, et d’expositions récurrentes aux quatre coins de la planète. Le jour d’ouverture de son nouvel espace à Saint-Etienne, le 18 septembre, la galerie fait pour la première fois une infidélité à Claude Viallat en offrant son exposition inaugurale à l’un de ses plus célèbres – et lucratifs – artistes, Bernar Venet. Une aubaine à la fois pour Ceysson & Bénétière, qui prouve immédiatement l’intérêt d’une telle superficie, et pour le plasticien français, ravi de pouvoir montrer ses œuvres dans une galerie à l’envergure muséale. “Ce que je voulais, c’était une belle exposition pour montrer ce que je sais faire, confie, placide, celui qui fêtait ses 80 ans il y a quelques mois. Aujourd’hui, c’est mon seul objectif. Après, que les collectionneurs prennent ou ne prennent pas, j’ai dépassé cette angoisse depuis bien longtemps.” Au soir du vernissage, presque toutes ses œuvres étaient déjà vendues.
Bernar Venet, “Reliefs”, jusqu’au 13 novembre à la galerie Ceysson & Bénétière, Saint-Étienne.