Un artiste s’enferme 7 jours pour contempler une peinture de Hans Hartung chez Perrotin
Figure majeure de l’art du XXe siècle connue pour ses peintures abstraites mettant à l’honneur les gestes, traits et les couleurs, le Français d’origine allemande Hans Hartung est à l’honneur à la galerie Perrotin, qui lui consacre jusqu’au 31 juillet un double focus dans ses deux espaces du Marais. Au programme : plusieurs dizaines de toiles remarquables, une performance de sept jours par l’artiste Abraham Poincheval et un prêt exceptionnel du Centre Pompidou.
Par Matthieu Jacquet.
Les galeries seraient-elles les nouveaux berceaux d’expositions muséales ? C’est en tout cas ce que semble prouver Perrotin. Connue pour représenter une cinquantaine d’artistes contemporains parmi les plus cotés du marché, dont Takashi Murakami, Daniel Arsham et Maurizio Cattelan, la très internationale institution fondée il y a trente et un ans par Emmanuel Perrotin peut s’enorgueillir de posséder également les estates de plusieurs figures disparues de l’art, à l’instar d’Alain Jacquet et Jesús Rafael Soto. Dans son vaste espace parisien du Marais, c’est ainsi à l’un des plus grands peintres du XXe siècle qu’elle consacre sa nouvelle exposition : Hans Hartung. Mis à l’honneur il y a deux ans par une grande rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, l’artiste français d’origine allemande a laissé une empreinte indélébile sur son époque avec ses toiles abstraites très expressives, marquées par le triomphe du geste pictural et la diversité des outils employés (notamment le râteau et la brosse…). Jusqu’au 31 juillet, la galerie Perrotin se replonge dans la carrière du peintre. Son premier espace se focalise sur l’évolution de l’œuvre d’Hartung durant les années 80 (sous le titre Hartung 80). Le deuxième (impasse Saint-Claude) met quant à lui ses toiles en perspective avec celles de l’artiste américain Mark Rothko (sous le titre Rothko – Hartung, une amitié multiforme)
Révélée durant l’après-guerre, l’œuvre de Hans Hartung est particulièrement associée aux années 50 et 60. À ce moment-là, l’artiste explorait déjà les limites de la peinture, à travers ses compositions radicales et dynamiques faisant la part belle au trait et à la couleur. Mais la dernière décennie de sa vie – les années 80 – recèle certains de ses plus grands accomplissements : installé dans son atelier d’Antibes, dans le sud de la France, le peintre a – jusqu’à son décès survenu en 1989 – perfectionné ses outils de travail qui, loin d’être de simples accessoires, représentent véritablement des éléments constitutifs de ses toiles. Sur certaines, il griffonne de longues lignes noires continues sur fond blanc, sur d’autres, il fait traîner des branches de genêts, cueillies dans son jardin puis plongées dans la peinture, pour en laisser des traces effilées. Divisée en sept sections, réunissant chacune trois à cinq œuvres réunies en fonction de leur technique picturale, l’exposition de la galerie Perrotin permet de parcourir l’étendue de son vocabulaire plastique sans s’encombrer de cartels ni d’informations historiques… une manière d’inviter le visiteur à se concentrer exclusivement sur la forme ? Si bon nombre des peintures de l’artiste — dont certaines exposées ici – sont inaliénables, considérées comme faisant partie du patrimoine national, la Fondation Hartung-Bergman qui les conserve poursuit ici sa collaboration entamée en 2017 avec la galerie Perrotin, lui donnant accès à un vaste panel d’œuvres dont les prix de vente peuvent s’envoler jusqu’à 500 000 euros. On peut ainsi y découvrir plusieurs toiles peintes au pistolet à air comprimé (utilisé par les carrossiers) et au pulvérisateur agricole, outils mis au point par Hans Hartung afin de les adapter à sa mobilité réduite : en résultent des paysages contemplatifs où le spectateur se perd dans les méandres de couleurs, fondues les unes dans les autres comme de fines nuées.
Dans la première salle de l’exposition, un étrange personnage argenté trône actuellement au milieu des peintures. Assis sur un socle blanc, son corps est rafraîchi par un ventilateur et son visage englouti par le sommet d’une pyramide renversée. En faisant le tour de cette mystérieuse pyramide, on découvre que la base de celle-ci est constituée par une toile dont on ne voit que le châssis. En lisant le texte qui accompagne cette sculpture, on apprend qu’elle renferme en réalité l’artiste Abraham Poincheval : l’homme s’y est installé dedans vendredi 11 juin dernier, pour sept jours durant lesquels il contemple à travers cette pyramide – sans mouvement ni interruption – une toile de Hans Hartung dérobée aux yeux du public. Le Français, habitué à se construire des enveloppes et cabanes insolites pour y vivre au milieu des spectateurs, met ici en scène l’exercice de la contemplation dans cette structure à son image, aménagée pour lui permettre de subsister sans en sortir. Pendant que public s’étonne de ce dispositif sans pouvoir voir ni l’artiste ni la peinture en question, Abraham Poincheval se plonge dans une peinture qu’il n’a découvert que lors de son entrée dans la structure, et en fait l’œuvre la plus regardée par un même spectateur pendant une période continue. Inédite, la performance possède par ailleurs un volet scientifique : l’activité cérébrale d’Abraham Poincheval durant cette semaine est également enregistrée dans le cadre d’une étude en neurosciences. Celle-ci permettra d’analyser la perception esthétique d’une œuvre d’art et donnera lieu à une conférence le 1er juillet à la galerie Perrotin.
Mais cet événement n’est pas la seule particularité de ce grand focus consacré à Hans Hartung. Dans le second espace de la galerie, on découvre également une immense toile verticale de Mark Rothko où deux grands rectangles bruns et un bleu se superposent à un fond noir profond. Fait très rare dans l’histoire du musée, l’œuvre a été prêtée par le Centre Pompidou à titre très exceptionnel, afin d’introduire l’exposition consacrée par la galerie Perrotin à la relation entre Rothko et Hartung, dont la rencontre a eu lieu pour la première fois durant les années 50 dans l’atelier du peintre franco-allemand à Arcueil. Au tableau de Rothko sont associées diverses peintures de son homologue, dont des toiles jouant sur les dégradés et fusion de couleurs, parfois agrémentées de griffures blanches réalisées au râteau par Hartung. Une mise en perspective bienvenue qui appuie la pertinence d’un œuvre majeur, autant que les qualités curatoriales de l’une des galeries les plus influentes de l’art contemporain.
Hans Hartung, “Hartung 80” et “Rothko – Hartung : une amitié multiforme”, jusqu’au 31 juillet à la galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, Paris 3e.
Performance d’Abraham Poincheval réalisée du 11 au 18 juin dans la galerie.