4 mar 2024

Tout savoir sur Bertille Bak, la vidéaste humaniste qui fait chanter les invisibles de nos sociétés

À l’affiche jusqu’au 12 mai d’une exposition personnelle au Jeu de paume, l’artiste française Bertille Bak filme depuis une quinzaine d’années des communautés du monde entier, soumises tantôt à l’exploitation, tantôt à l’exotisation. Un travail profondément humain qui, à travers l’humour et la poésie, met au jour des réalités sociales parfois tragiques.

L’artiste Bertille Bak, vidéaste humaniste

 

Hommes et femmes laissés pour compte, invisibilisées, marginalisées, communautés stigmatisées, populations précaires, voire risquant leur vie au quotidien… Tels sont les sujets centraux des œuvres de Bertille Bak. Depuis une quinzaine d’années, l’artiste française née en 1983 mène aux quatre coins de la planète un travail de terrain résolument social dont elle extrait des vidéos entre documentaire et science-fiction, souvent teintées d’humour et de poésie, et parfois accompagnées d’installations à base d’objets recueillis sur ses lieux de tournage. Ainsi, la quadragénaire humaniste voire engagée s’est à la fois s’intéressée aux Polonais vivant à New York, aux camps tsiganes ou encore aux religieuses d’un couvent parisien, mais aussi aux habitants d’un immeuble de Bangkok sur le point d’être détruit. 

 

Lors de sa résidence avec la Collection Pinault à Lens, de 2019 à 2020, cette originaire du Nord de la France s’est plongée dans le passé minier de la région, elle-même étant petite-fille de mineur. Nommée au prix Marcel-Duchamp 2023, elle présentait à l’automne dernier au Centre Pompidou un projet inédit centré sur l’industrie des fleurs, mettant en exergue les inégalités entre les pays du Nord et les pays du Sud qui s’inscrivent dans ce commerce globalisé.

Bertille Bak au Jeu de paume : une première exposition muséale d’envergure

 

Première exposition d’ampleur de Bertille Bak dans un musée, ”L’Abus de souffle” réunit au rez-de-chaussée du Jeu de paume huit projets vidéos réalisés au fil des dix dernières années, complétées par des installations et compositions qui leur font écho. Aussi diverses et éloignées géographiquement soient les communautés filmées, ces œuvres sont toutes reliées par un travail de mise en scène presque chorégraphique, voire musicale, qui, en adoptant l’angle de la célébration, de l’autodérision voire de l’espoir, détournent des représentations stéréotypées de classes sociales aux conditions difficiles, adoptant habituellement l’angle du drame voire du sensationnalisme. 

 

Parmi les personnages rencontrés au fil des salles, on croise des travailleuses marocaines déguisées en sirènes chantant l’air de L’Internationale communiste (Boussa from the Netherlands 3, 2017), les ouvriers d’un paquebot de Saint-Nazaire se déplaçant au sein d’une installation monumentale reproduisant leurs pavillons de résidence sur les chantier (Le Tour de Babel, 2014), ou encore des cireurs de chaussures boliviens allongés dans les rues, utilisant leurs boîtes colorées comme percussions pour rythmer la marche des passants (La Brigada, 2018–2024).

 

L’un des projets les plus marquants de l’exposition reste l’installation Mineur Mineur (2022), vidéo diffusée sur cinq écrans verticaux juxtaposés : sur chacun, des enfants travailleurs de cinq pays (Madagascar, Indonésie, Inde…) deviennent, lampe frontale sur la tête, les explorateurs d’un monde inspiré par leur environnement quotidien, où ils finissent par se rencontrer, passant du réel à un monde enchanteur illuminé par un arc-en-ciel. Une vidéo émouvante, réalisée entièrement à distance pendant la pandémie grâce des cameramans présents sur chacun des sites, qui permet à l’artiste de représenter la part de rêve fragile d’enfances brisées par l’exploitation.

L’œuvre choisie par l’artiste : un triptyque parodiant le tourisme de masse

 

Au rez-de-chaussée du Jeu de paume, trois écrans horizontaux juxtaposés invitent durant une vingtaine de minutes dans trois régions différentes : le nord de la Thaïlande, la Camargue, et la province marocaine de Tétouan. Dans chacune d’entre elles, les habitants se prêtent à des activités locales : dans la première, on voit se succéder à l’écran des animaux locaux du Tiger Kingdom, parc animalier célèbre ; dans le deuxième, des hommes et femmes coiffés de chapeaux traditionnels fabriquent, entre autres, de cactus gonflables… 

 

Derrière ces scènes d’apparence “typiques” se lit une critique grinçante de l’exotisme de ces sites de plus en plus visités par les touristes. Pour réaliser cette œuvre, Bertille Bak a invité ces populations à “parodier” leurs propres coutumes, manière de tendre un miroir à nos regards embués par les clichés, mais aussi à nos réflexes contemporains : ceux de visiteurs les yeux rivés sur nos téléphones, utilisant ces sujets comme objets de consommation visuelle, tendant vers une satisfaction purement narcissique faite au détriment du respect et de l’anonymat des personnes concernées.

 

 

Les mots de Bertille Bak

 

“Les adeptes d’exotisme s’en réjouiront, ces téméraires explorateurs, ces intrépides de l’extrême pourront se targuer d’avoir vu, d’avoir arpenté des chemins tortueux, d’avoir risqué leur vie pour poser auprès de « sauvages ». Avec son Smartphone et son mode photo en rafale directement greffé sous l’index, le consommateur fera dès son retour, état de cette sincère amitié établie avec l’autochtone, auprès d’un auditoire alors ébahi par tant de bravoure. Une petite danse, des confections artisanales, un repas traditionnel, un rituel, des chemins non bitumés, le tout dans un accoutrement fort dépaysant dont le touriste pourra se parer lors de l’immanquable séance photo souvenir. Bonus ultime, entrevoir un sein nourricier contenter une portée de marmots. Les vacanciers, exultant de bonheur, en auront pour leur argent.”

 

“Bertille Bak. Abus de souffle”, exposition jusqu’au 12 mai 2024 au Jeu de paume, Paris 1er.

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