14 juin 2021

The Pinault collection at Paris’s Bourse de Commerce

Urs Fischer, David Hammons, Louise Lawler, Miriam Cahn… Le musée de la Collection Pinault ouvre enfin ses portes à Paris en réunissant les artistes internationaux les plus reconnus… et les plus radicaux. Ses expositions inaugurales écrivent ainsi un sublime et bouleversant poème sur la condition humaine, la mort, le temps qui passe et la beauté de la vie éphémère. Le tout formant un geste d’ouverture à l’autre, engagé et puissant.

Cette ouverture était très attendue. Depuis l’abandon en 2005 du projet de musée de la Collection Pinault sur l’île Seguin, suivi par l’inauguration d’espaces à Venise, et enfin l’annonce en 2016 de la Bourse de commerce comme lieu d’implantation à Paris, le musée français consacré à la collection de François Pinault se faisait désirer. C’est que, au-delà du poids du milliardaire dans le milieu de l’art, et de sa complicité avec les stars du marché Jeff Koons et Damien Hirst, les expositions de la Collection ont toujours frappé par leur puissance poétique, leur radicalité conceptuelle et, plus que tout, par leur capacité à explorer la condition humaine dans toute sa complexité. Placer l’homme au cœur de tout, célébrer la folie de la vie, se confronter à la mort, à l’impermanence et au temps qui passe, s’ouvrir à toutes les identités et à l’altérité ont toujours constitué ses grands leitmotivs. Il a souvent été question de fragilités, de la tragédie de la vie, de souffle vital et d’une attention portée aux corps souffrants ou menacés dans leurs identités. De corps politiques, donc, qui se dévoilent au moyen de l’art comme les armes d’une lutte pour l’individu, sa visibilité, son existence aux yeux du monde.

Vue de l’exposition “Ouverture”, à la Bourse de commerce. Détail de l’installation “Untitled” (2011) d’Urs Fischer.

L’une des grandes vertus de la relation à l’art réside dans les perspectives qu’elle ouvre, écrit François Pinault en avant-propos du catalogue. […] Chaque découverte m’a révélé des univers et des esthétiques différentes, m’a fait comprendre ce qui m’était étranger jusque-là, et a repoussé les limites que je pensais devoir m’imposer.” Ouverture a logiquement été choisi comme titre général de cette première programmation parisienne. Ouverture, qui désigne également la pièce placée au début d’un opéra annonçant les grands thèmes qui traverseront l’œuvre. À en juger par la chorale formée par les dix expositions proposées simultanément pour inaugurer le lieu, la Bourse de commerce a choisi ses perspectives : un art ouvert sur le monde et la société, en prise directe sur les réalités existentielles, sociales, politiques, identitaires et raciales, laissant en retrait, pour le moment, le courant minimaliste largement présent aussi dans la Collection.

Détail de l’installation “Untitled” (2011) d’Urs Fischer.

Les grandioses sculptures d’Urs Fischer s’installent ainsi au cœur de la rotonde imaginée par l’architecte Tadao Ando – cœur lumineux de la Bourse – pour former un sublime monument dédié à la fuite du temps – évidemment – mais surtout à la métamorphose et à l’inversion des valeurs. Les sculptures se délitent avec le temps. Elles fondent telles des bougies géantes, passant de la sacralité verticale à une horizontalité humble. L’art et le monde y sont en tout point renversants et renversés. Au rez-de-chaussée toujours, l’intransigeant David Hammons est enfin célébré en France comme il se doit à travers une trentaine d’œuvres, autant d’explosions esthétiques et radicales. L’empowerment de la communauté africaine-américaine y cohabite avec le regard sans concession de l’artiste sur les violences et les assignations subies.

 

 

Au premier étage, le cabinet de photographie perpétue cette affirmation de l’individu à travers six ensembles saisissants signés d’immenses photographes des années 70 à 90 : mise en scène de soi avec Cindy Sherman et Martha Wilson, fluidité du genre avec Michel Journiac passant vingt- quatre heures dans les habits d’une femme, et activisme cinglant et glaçant de Louise Lawler. Le soi et le corps s’y présentent comme des inventions perpétuelles, reconfigurations géniales et cœurs d’un combat politique. La figure humaine et ses identités multiples, il en est encore question au second étage à travers un parcours de peinture figurative, ancré dans l’affirmation d’une identité et d’une singularité, qui, chaque fois, s’articule sur le dialogue entre des artistes nés dans les années 50 ou 60 et ceux nés dans les années 80 et 90. Peter Doig, Xinyi Cheng, Marlene Dumas, Kerry James Marshall, Luc Tuymans, Miriam Cahn… Les visages, omniprésents, sont pluriels, tous si différents et humains. Ils s’y multiplient et conversent, entre générations d’artistes et géographies. L’ensemble de ces expositions forme un tout cohérent, puissant, ambitieux. Il ne représente pourtant qu’une partie d’une programmation bien plus vaste.

 

Vue d’exposition Galerie 7 “Ouverture”.

Certaines rencontres bouleversent et dynamitent les catégories mentales et émotionnelles. Elles méritent quelques explications. En 1989, par exemple, l’artiste américaine Louise Lawler réalise une installation photographique minimale : une multitude de photos de gobelets blancs. L’œuvre est en réalité déchirante. Elle dresse un portrait du Sénat américain qui vient de voter – à seulement six exceptions près ! – en faveur de l’amendement du sénateur républicain Jesse Helms refusant d’allouer des fonds pour la prévention du sida sous prétexte de ne pas encourager la toxicomanie et l’homosexualité. Chaque sénateur est symbolisé par le gobelet blanc dans lequel il boit. Des gobelets tous interchangeables, à l’image des sénateurs votant une loi scélérate, qu’ils soient républicains ou démocrates. Blanc gobelet ou gobelet blanc. Ces gobelets blancs rappellent tout autant le gobelet d’hôpital où se meurent les victimes du sida. L’ensemble des photos de Lawler forment ainsi un mur commémorant les morts d’hier, d’aujourd’hui et à venir. L’artiste décide donc de name and shame les sénateurs en indiquant, sous les photos, leur nom et leur État d’origine. Six espaces laissés vides symbolisent six d’entre eux ayant eu le courage de voter contre ou de s’abstenir. Parmi eux se trouve un certain Al Gore.

“Helms Amendment”, 1989, Louise Lawler.

Cette radicalité conceptuelle et plastique pour traiter d’enjeux politiques est à l’œuvre avec la même violence dans le travail de David Hammons dont l’influence sur les jeunes générations d’artistes et la pertinence des problématiques demeurent plus que jamais d’actualité. En transformant un panier de basket en un chandelier clinquant, l’artiste utilise un matériau de la rue, écho à sa violence, et le revisite à l’aide d’un matériau baroque et maniériste – jouant avec les codes d’une histoire de l’art blanche et bourgeoise. Il questionne ainsi la double assignation des Africains-Américains. La seule façon d’échapper à la première assignation qu’est le ghetto, semble nous dire Hammons, est d’obéir à une seconde assignation : l’assimilation au rêve petit-bourgeois bling. Depuis toujours, Hammons lui-même s’est toujours refusé à toutes les assignations d’un système de l’art construit par des Blancs. Ses expositions en sont d’autant plus rares. Et celle-ci d’autant plus exceptionnelle. En contrepoint à la tragédie existentielle de la communauté noire, Hammons invite également à la célébration de son empowerment. Chez lui, le jazz tient dans cette perspective un rôle prépondérant comme forme d’avant-garde inventée par les Africains-Américains : “C’est ce que le jazz nous a appris. Mon peuple a pris ces instruments européens, et en soufflant sa respiration dedans, il y a insufflé la misère et la folie de notre expérience.

“Jane”, 2019, Xinyi Cheng. Courtesy of Balice Hertling. Photo : Aurélien Mole.

Enfin, on aimerait pouvoir disséquer en détail l’exceptionnel accrochage de peintures du deuxième étage. La jeune peintre d’origine chinoise installée à Paris, Xinyi Cheng, avoue ne peindre que ses proches. Elle souligne avec bienveillance leurs caractéristiques physiques et leurs attitudes tout en faisant advenir magistralement sur la toile le mystère de leur identité. Tendresse, intimité et solidarité caractérisent des œuvres parmi les plus puissantes que l’on ait vues récemment. Il en va de même des corps troublants peints par Miriam Cahn, 71 ans. Légende vivante de la peinture, encore trop méconnue du grand public, l’artiste suisse poursuit depuis les années 70 une œuvre singulière. Les couleurs sont stridentes. Les corps se dissolvent. Ses figures interpellent, souvent avec violence… Le réel y est intense et incandescent. Il faudrait nommer tous les artistes, jeunes (Florian Krewer, Antônio Obá, Ser Serpas, Lynette Yiadom-Boakye…) et moins jeunes (Marlene Dumas, Kerry James Marshall, Rudolf Stingel…) dont François Pinault fait le choix de présenter des ensembles, symbole d’une collection qui se refuse au zapping et préfère initier des complicités et des amitiés sur plusieurs décennies. La Bourse de commerce est sans doute l’initiative d’un homme, elle n’en demeure pas moins une histoire de famille. Elle se dévoile d’ailleurs à la manière d’un espace public, ouvert à tous. Un forum de délibération – les vérités y sont discutées plus qu’arrêtées – qui rappelle par la même occasion que les musées forment les derniers safe spaces de l’époque, rendant possible l’avènement d’individualités, d’émotions et de pensées nouvelles.

“Others”, 2011, Maurizio Cattelan.
Vue d’exposition Galerie 4 “Ouverture”.