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27 jan 2023

Statues en flammes et Saint-Sébastien à l’agonie : le Louvre vu par 5 artistes contemporains

Pour célébrer son 230e anniversaire, le Louvre a invité vingt artistes contemporains à poser leur regard sur le musée en réalisant chacun un court film de trois minutes trente. De Christelle Oyiri à Eliza Douglas en passant par Miles Greenberg, focus sur cinq créations du projet “Regards du Louvre”, diffusées à partir du jeudi 2 février 2023 sur le compte Instagram du musée.

Regards du Louvre : vingt films inédits réalisés pour les 230 ans du musée

Inauguré le 10 août 1793, le Louvre fêtera cet été son 230e anniversaire. Avec plus de 500 000 pièces dans sa collection dont de nombreux chefs-d’œuvres, quatorze kilomètres de salles et entre 7 et 10 millions de visiteurs par an, le musée parisien est aujourd’hui le plus célèbre au monde, évoluant sans cesse à travers le regard de ceux qu’il accueille du monde entier. L’institution, qui fut également un lieu de création pour des artistes tels qu’Eugène Delacroix, Georges Braque ou encore Anselm Kiefer, a amené Donatien Grau, son conseiller pour les programmes contemporains, à exploiter sa richesse en invitant vingt artistes internationaux de 25 à 40 ans à poser leur regard sur le musée en réalisant chacun un film d’environ trois minutes trente.

Qu’ils soient artistes visuels, peintres, écrivains, musiciens ou encore designers, ces vingt participants ont tous saisi l’occasion pour proposer un projet très différent : ainsi, la plasticienne Ariana Papademetropoulos se réveille dans un lit roulant qui traverse les salles du musée pour y croiser des personnages sortis des œuvres, la créatrice de mode Marine Serre invite un peintre à reproduire le portrait d’un maître flamand en y remplaçant les vêtements par ses propres pièces, tandis que le vidéaste et et sculpteur Iván Argote fait entrer dans le bâtiment un chamane misak – peuple autochtone de son pays, la Colombie – pour tenter de réveiller les œuvres par des rites et incantations. Dévoilés le 26 janvier dernier en avant-première au musée, les vingt films de ce projet “Regards du Louvre” sont diffusés à partir de ce jeudi 2 février 2023 par le Louvre sur son compte Instagram, à raison d’un par semaine. Focus sur cinq d’entre eux.

Théo Casciani, “Un cri traverse la salle des Caryatides”, dans le programme Regards du musée du Louvre (2023) © Théo Casciani.

Théo Casciani : quand l’intelligence artificielle prend le contrôle du Louvre

“Je suis sure que vous me connaissez déjà car vous me détestez: je suis une intelligence artificielle”, déclame une voix féminine alors que l’on pénètre dans le film de Théo Casciani. Tel l’acteur d’une partie de jeu vidéo d’aventure, le spectateur pénètre la salle des Caryatides du musée du Louvre pour la découvrir en plein chambardement : la caméra traverse la salle à l’oblique, montrant des morceaux de sculptures en train de rouler au sol et des statues s’enflammer. Âgé de seulement 25 ans, le romancier français a imaginé ici un scénario mystérieux et dystopique où une intelligence artificielle aspirerait l’âme des œuvres de l’institution parisienne.

Inspiré par les outils de surveillance du musée, tels les alarmes et détecteurs de mouvement, l’artiste a reproduit en 3D certains de ces espaces en 3D pour livrer le public à un duel avec une présence invisible dont la voix accompagne la plongée dans le parcours. “Je ne sais pas qui gagnera cette guerre mais il n’y aura pas d’innocents”, menace ce personnage fictif, incarnation de la technologie prenant le pouvoir sur l’être humain. Avant que son visage ne se révèle enfin dans une glace, signalant la possibilité d’une victoire.

Christelle Oyiri, “Je m’incline sans être intimidée”, dans le programme Regards du musée du Louvre (2023) © Christelle Oyiri.

Christelle Oyiri : les canons de beauté du musée remis en question

Un hacker se cacherait-il derrière la silhouette encapuchonnée de dos qui ouvre le film de Christelle Oyiri ? Dans cette création, baptisée en anglais Grotesque, la DJ et vidéaste plus connue sous le pseudonyme Crystallmess suit un être mystérieux complexé par son apparence. Alors que le personnage cherche des réponses sur Google à la question “pourquoi suis-je laid ?”, ses pérégrinations numériques le conduisent jusqu’au lieu qui réunit les canons de beauté sécularises, faisant autorité sur les parangons de l’esthétique : le musée le plus visité du monde.

À travers les étages du Louvre, le personnage promène son masque difforme qui émerge du noir ou s’invite sur des selfies de visiteurs enthousiastes, dans un montage oscillant entre le film d’épouvante et l’Elephant Man de David Lynch. Déterminée à mettre en avant les sous-sous-cultures et minorités dans l’ensemble de ses œuvres, l’auteure présente ce nouveau projet sur son compte Instagram : “Ce film, je le dédie aux poupées gargouilles et à tous ceux qui ne se sont jamais senties bienvenus dans les canons de beauté.” Ainsi, ce personnage grotesque et repoussant finit par rejoindre trois jeunes visiteurs pour se livrer à une chorégraphie poétique.

Miles Greenberg, “Étude pour Sébastien”, dans le programme Regards du musée du Louvre (2023) © Miles Greenberg.

Miles Greenberg : la réincarnation de Saint-Sébastien dans la cour Marly

Esquisse d’Odilon Redon, sculpture en marbre de Claude Dejoux, chefs-d’œuvre du maître de la Renaissance italienne Andrea Mantegna ou du peintre baroque Guido Reni… Le personnage de Saint-Sébastien est au centre de dizaines de trésors de la collection du musée du Louvre . Ce jeune martyre romain, guéri par miracle après avoir été attaché à un poteau et criblé de flèches d’après son récit chrétien, a traversé l’histoire de l’art occidentale jusqu’à devenir au fil des derniers siècles une icône de l’imagerie homosexuelle à travers ses nombreuses représentations sous les traits d’un éphèbe.

Habitué à mettre son corps à l’épreuve dans son œuvre, le Canadien Miles Greenberg s’est mis dans la peau de cette figure au sein de la cour Marly, salle intérieure baignée de lumière à l’entrée du musée du Louvre. Après avoir peint de noir son corps dénudé et l’avoir transpercé de quelques flèches, le jeune artiste métis se filme en train de parcourir ce paysage de sculptures immaculées dans lesquelles il cherche à se reconnaître… en vain. Tel un alien parmi ces statues d’un blanc éclatant d’apparence intangibles, l’homme se montre, en se contorsionnant devant l’objectif, en train d’éprouver la douleur avant de succomber à ses souffrances, dans un spectacle incarné autour du passage du temps.

Rafik Greiss, “Le premier musée d’enquête universelle”, dans le programme Regards du musée du Louvre (2023) © Rafik Greiss.

Rafik Greiss : le Louvre mis face à l’histoire de l’être humain

Le musée du Louvre pourrait-il renfermer un club où, pendant la nuit, ses œuvres s’animeraient sous le feu de lumières stroboscopiques ? C’est en tout cas l’ambiance qu’installe Rafik Greiss en réveillant la salle des Antiquités par des spots rouges ou bleus. Au fil de ce film de trois minutes trente, ces vues succinctes du musée sont intercalées d’images d’archives de rave parties, d’un avion en pleine combustion dans un ciel maculé par un nuage noir, d’autoroutes et de buildings vus du ciel ou encore de vidéos filmées sous l’eau, jusqu’à d’infimes particules de poussière scintillant dans les airs.

À travers ce panorama macro et microscopique de notre monde au montage cut, l’artiste évoque les transformations provoquées par la mondialisation, les questions et conflits géopolitiques, et plus précisément la condition contemporaine des pays du Moyen-Orient comme son pays, l’Égypte – que l’on découvre à travers une foule de manifestants traversant les fumigènes.

En mettant ces images en regard avec celles de sarcophages, hiéroglyphes et autres antiquités du musée issues de cette civilisation, le jeune artiste rappelle combien la présence – aussi ancienne soit-elle – des œuvres dans un tel lieu n’est jamais le fruit du hasard mais de conquêtes et de jeux de pouvoir, amenant aussi à s’interroger sur l’époque que l’on traverse. Au-delà de ce message, l’intention de Rafik Greiss est avant tout d’introduire le Louvre comme le “premier musée d’enquête universelle” : avec plus de 500 000 œuvres dans sa collection, l’institution parisienne pourrait bien être le site où s’écrit de la façon la plus complète l’histoire de notre espèce.

Eliza Douglas, “Sans titre”, dans le programme Regards du musée du Louvre (2023) © Eliza Douglas.

Eliza Douglas : une visite express du musée à travers les yeux de centaines de touristes

En 2018, le Louvre dépasse la barre des dix millions de visiteurs sur l’année. Un record jamais atteint par aucune autre institution culturelle, qui confirme sa position de musée le plus visité au monde, sis lui-même dans la deuxième ville la plus visitée du globe. Peintre, musicienne et performeuse, l’Américaine Eliza Douglas a décidé d’explorer sa puissance symbolique et son omniprésence visuelle en compilant des centaines de photos prises par des touristes dans et hors du musée.

Sur des riffs de guitare électrique composés par la trentenaire, muse de l’artiste allemande Anne Imhof, le bâtiment se dévoile en accéléré à travers le regard de ses visiteurs jusqu’à donner le tournis au spectateur. Entre selfies et chefs-d’œuvre comme la Joconde ou la Victoire de Samothrace capturés sur toutes les coutures, Eliza Douglas brise les canons hiérarchiques en montant comment une institution historique incarnant la “culture savante” s’est affirmé progressivement en épicentre de la pop culture.

Les 20 films du programme Regards seront publiés du 2 février au 16 juin 2023 sur le compte Instagram du musée du Louvre, tous les jeudis à raison d’un par semaine. La diffusion commence avec le film d’Ariana Papademetropoulos.