20 juil 2022

Sang de porc et plantes transgéniques : comment l’artiste Dana-Fiona Armour sublime le vivant

Exposée à la Collection Lambert tout l’été jusqu’au 9 octobre, Dana-Fiona Armour y présente divers aspects de sa pratique, essentiellement sculpturale, qui prend pour même point d’ancrage le vivant et la science. L’occasion de parcourir la carrière et l’œuvre déjà très affirmé de cette jeune plasticienne d’origine allemande basée à Paris, où l’humain, le végétal, le minéral et l’animal se rencontrent, jusqu’à aboutir récemment dans un projet très ambitieux : l’injection dans une variété de plante d’un gène humain.

À l’heure où l’espèce humaine exerce sur notre planète un contrôle tentaculaire notre planète en exploitant ses ressources de toutes parts, à des fins économiques, politiques ou même culturelles, la ramener aujourd’hui au même niveau que végétal, l’animal et le minéral relèverait de plus en plus de l’utopie. C’est pourtant là toute l’ambition de Dana-Fiona Armour qui, à travers sa pratique plastique, a bien l’intention d’abattre les nouvelles hiérarchies instaurées peu à peu par l’anthropocène. Dans ses sculptures, les peaux en silicone s’assimilent aussi bien à des enveloppes de corps humain que des mues bestiales, voire d’immenses feuilles tombantes au sein d’une jungle hybride que l’on traverserait dans un futur hypothétique. Les pierres, comme la stéatite, sont poncées de telle sorte que leur enveloppe rosée et boursouflée évoque des organes internes ou externes qui nous ramènent à notre anatomie, là où le marbre, taillé par l’artiste avec soin dans des formes géométriques épurées – circulaires, rectangulaires ou triangulaires –, évoque par ses lignes et nervures les vaisseaux qui traversent tout être vivant. Enfin, des fragments de racines de plantes inspirent des pièces violacées en verre soufflé, dont les formes tubulaires s’apparentent aussi bien à des lombrics que des intestins voire des excréments, immédiatement sublimés par leurs couleurs et leur texture séduisantes et lisses. Née en Allemagne de l’ouest dans la petite ville de Willich, l’artiste de 34 ans réside depuis une quinzaine d’années à Paris, où elle s’est installée avant même le début de ses études aux Beaux-arts de Paris. Résidente de la structure Poush Manifesto, qui réunit des ateliers dédiés aux artistes émergents dans un complexe de bâtiments à Aubervilliers, l’artiste inaugurait début juillet sa première exposition institutionnelle dans la prestigieuse Collection Lambert à Avignon, qui invite chaque année des nouveaux talents de l’art contemporain à investir son espace en sous-sol. L’occasion de parcourir une œuvre protéiforme et multisensorielle témoignant, en coulisses, d’un ambitieux travail de recherche scientifique dont atteste un projet inédit : la transformation d’une plante dans laquelle a été injectée un gène humain.

Dana-Fiona Armour dans son exposition personnelle “Projet MC1R” à la Collection Lambert, Avignon, 2022.

Adolescente, Dana Fiona-Armour a longtemps hésité entre deux plans de carrière : suivre des études de médecine pour devenir vétérinaire ou emprunter la voie de l’art pour devenir plasticienne. Un dilemme majeur pour cette fille d’ingénieur informatique, ayant grandi entourée d’animaux et de nature, qui n’a cessé de chercher à comprendre le vivant et de s’intéresser aux innovations scientifiques pour mieux comprendre ses possibilités de transformation. Pour autant, le besoin de créer avec ses mains coule dans les gènes de l’Allemande depuis l’enfance : dès ses sept ans, l’artiste suit des ateliers de taille de pierre, puis intègre très jeune une école spécialisée en art dans laquelle elle apprend la céramique et la peinture. Tout ce bagage technique et cette passion pour le matériau influeront plus tard sur sa décision de rejoindre une formation supérieure en arts plastiques, avec pour objectif bien défini de se spécialiser dans le travail du volume.

 

Dès ses premières œuvres, Dana Fiona-Armour parvient à relier ses obsessions biologiques avec ses créations, dont les rendus mettent toujours en exergue un minutieux traitement de la matière, aussi triviale soit son origine. En atteste son projet plutôt osé, choisi pour postuler à la prestigieuse école des Beaux-arts de Paris : pendant des soirées entières, la jeune femme déjà implantée dans la capitale française a parcouru la ville, ses quai de métros et ses quartiers nocturnes les plus animés à la recherche de vomissements qu’elle a photographiés en gros plan, jusqu’à suivre des individus en état d’ébriété avancée en tentant de retracer le parcours de leur soirée et d’identifier les aliments qu’ils avaient ingérés. Sous la main de l’artiste, ces images repoussantes sont devenues d’immenses tirages élégants, recomposés comme des mosaïques dont émergeaient avant tout les étonnants contrastes et jeux de texture en couleur ou en noir et blanc. Leur origine réelle, qui aurait pu susciter le rejet immédiat d’un public sensible, s’effaçait alors pour laisser place à la curiosité du spectateur, voire une forme d’attraction pour cet esthétisme délicat. Une fois intégrée l’école, l’artiste découvre parmi des recherches dermatologiques une information qui retient son attention : la possibilité de calculer la surface totale de sa peau à travers une équation mathématique. Celle-ci lui donne l’envie de mesurer son propre épiderme afin de le traduire dans le volume. Sa démarche, qui fera l’objet d’un grand projets entamé durant ses études et décliné par la suite, prendra la forme d’un cercle de 1,45 mètres de diamètre en latex tendu sur acier, qu’elle reproduira plus tard dans un marbre blanc et gris bleuté, choisi avec attention pour incarner les contrastes d’une peau diaphane avec des veines apparentes.

“J’envisage mon rapport au corps comme celui d’une chercheuse voire d’une médecin, analyse l’artiste. Quelqu’un qui l’examine à distance et s’arrête plutôt sur ses détails : ses fragments, ses organes, souvent décontextualisés de leurs supports eux-mêmes.” À eux seuls, les grandes sculptures circulaires de Dana-Fiona Armour caractérisent toute son ambition plastique : si les sources de ses projets proviennent toujours des espèces et éléments qui composent notre monde, ses œuvres finales adoptent toujours un apparence épurée, lisses et une certaine froideur matérielle qui peut parfois avoisiner l’univers clinique. Mais cette approche témoigne surtout de l’héritage artistique multiple de son auteure. L’artiste grandit près de Düsseldorf, centre névralgique du groupe Zero en Allemagne, inspirée par ses figures majeures telles qu’Otto Piene et Günther Uecker, qui défendaient une pratique conceptuelle de l’art fondée sur l’expression de l’infini et de l’énergie du monde à travers des œuvres revenant à l’essence même de la forme, animées par les jeux de lumière et de mouvement. Parallèlement, Dana-Fiona Armour est également séduite par le chaos organique et transgressif de l’actionnisme viennois, soulignant les tabous du monde avec une certaine violence, à l’instar de la pratique de Hermann Nitsch. Figure phare du mouvement autrichien, l’artiste connu pour avoir réalisé de nombreuses performances avec des litres de sang animal a beaucoup influencé Dana Fiona-Armour à ses débuts – elle a même eu la chance de rencontrer plusieurs fois avant sa disparition en avril dernier.

 

Ainsi, lorsqu’elle apprend l’élevage en Chine de porcs transgéniques dans lequel les scientifiques font croître des cœurs humains destinés à des greffes, l’artiste décide de construire son diplôme de fin d’études autour de cet animal : le sang de cochon couleur lie de vin maculera directement le sol dans des surfaces minutieusement délimitées par des lignes droites, ou sera saupoudré sous forme de poudre déshydratée sur des supports en pierre d’une grande pureté. Je suis quelqu’un de très perfectionniste en général, confie l’artiste, qui a su trouver au fil des années des marbriers et autres collaborateurs de confiance pour choisir les matériaux et techniques les plus adaptés à ses projets. Concernant mes œuvres, je ne supporte pas l’erreur ni le hasard : je préfère refaire et refaire la pièce jusqu’à atteindre le résultat que je cherche. Cela peut-être parfois un défaut, mais la qualité finale des pièces et leur maîtrise est très importante pour moi.” Tel l’alchimiste capable de changer le plomb en or, Dana-Fiona Armour a ainsi développé son propre talent : celui de transformer le rebuts, viscères et autres sécrétions organiques en pièces d’un luxe indéniable, qui séduisent déjà de nombreux collectionneurs.

Dana-Fiona Armour, “Scan Micro CT Nicotiana Benthamiana – Pre Transgenesis” (2022), participation de Valero Constance et Furlan Lorenzo © Dana-Fiona Armour

Malgré l’apparente froideur de ces formes, la pratique de Dana-Fiona Armour traduit une relation minutieuse et chaleureuse avec la matière et le vivant, qu’elle traite avec la plus grande attention à travers ses multiples expérimentations. En atteste son grand projet imaginé pour son exposition à la Collection Lambert : l’intégration d’un gène humain à une espèce végétale, qui évoluera au fil de l’été sous les yeux des spectateurs. Baptisé MC1R, ce gène qui détermine la coloration de notre peau a été transformé en virus lors d’une résidence de l’artiste à l’entreprise Cellectis, avant d’être envoyé au BIAM, le centre de bio-technologie d’Aix-Marseille, pour être injecté dans une plante à tabac particulièrement sensible aux corps extérieurs. Au sein de l’exposition, trois de ces plantes transgéniques sont présentées sous verre dans des blocs triangulaires éclairés d’une lumière violette et alimentées en eau par des tubes. Sur certaines, on observe par endroits l’apparition d’un duvet blanc qui recouvre les branchages et les feuilles, témoignant du succès de l’opération réalisée par l’artiste et le laboratoire. Devenue une véritable obsession pour Dana Fiona-Armour, cette plante lui a aussi bien inspirée une bande sonore réalisée avec l’ingénieur du son Thibaut Javoy, diffusant dans l’espace les bruits secs de craquèlement émis par le tabac habituellement inaudibles par l’oreille humaine – ici mixés à l’aide d’enregistrements de fréquences réalisés sur des plantes par une université de Tel-Aviv –, que des sculptures en verre, coloré dans des teintes pourpres et violacées par de la poudre de mélanine, ainsi qu’une vidéo en réalité virtuelle inspirées par les formes numérisées de ses racines. 

 

Une manière de mobiliser tous les sens pour se plonger dans le végétal qui, transformé par sa couleur rose bonbon et sa texture lisse et brillante, donne l’impression d’un voyage au centre du corps humain comme dans un dédale tout en mettant en majesté le végétal existant. Là s’illustre tout le rapport au soin, prédominant dans la pratique de l’artiste, qu’elle perçoit plus généralement comme une réaction cathartique à une époque incertaine : “Dans un monde où plus rien n’est stable, je pense que nous cherchons tous un certain confort quelque part. Je nous vois comme une génération qui a du mal à se repérer, et qui en vient à trouver son réconfort dans l’art et ses promesses. Car ce que peut nous apporter l’art, son expérience et sa pratique, est une forme de soin en soi.” Au fil des trois salles, on découvre d’ailleurs nichées dans des recoins ou en haut des murs quelques unes de ses Excroissances, sculptures en pierre rose dont la forme s’inspire de véritables calculs rénaux recueillis par un chirurgien de l’hôpital Necker. Une dernière manière de rappeler au spectateur une prouesse souvent oubliée – bien que délétère – de son propre corps : sa capacité à générer, au sein de lui-même, des pierres et cristaux qui, dans d’autres contextes, pourraient se faire les sédiments d’une histoire archaïque, voire les supports contemporains d’une nouvelle mystique


 

Dana-Fiona Armour, “Projet MC1R, jusqu’au 9 octobre à la Collection Lambert, Avignon.
Dana Fiona Armour est représentée par la galerie Andréhn-Schiptjenko à Stockholm et à Paris.