Rudolf Stingel, le showman provocateur exposé à la Fondation Beyeler
On est fasciné par ses toiles abstraites qui fleurissent dans les plus grands musées et dans les foires. On foule ses tapis-peintures engloutissant les espaces des galeries ou du Palazzo Grassi. On touche et on laisse son empreinte sur ses larges panneaux comme ceux qu’il avait installés dans le Pavillon italien de la Biennale de Venise. Mais connaît-on vraiment Rudolf Stingel ? L’exposition que consacre la Fondation Beyeler au peintre italien est l’occasion de revenir sur le cas d’un artiste majeur, animé par une ferveur folle.
Par Hettie Judah.
Portraits Cass Bird.
Filou, subversif, provocateur, showman, peintre jusqu’au boutiste, Rudolf Stingel est capable de produire des instants de beauté sublime. Ses “silver rooms” (salles installées dans le Pavillon italien de la Biennale de Venise en 2003 et au Whitney Museum en 2007), sont revêtues de Celotex, un matériau argenté sur lequel les visiteurs sont invités à laisser leur marque. Constellés de graffitis et d’entailles, les murs resplendissent d’un éclat glamour, rehaussé par la lumière d’un chandelier de cristal. Cette habileté de falsificateur, qui lui permet de faire naître le spectaculaire du banal (avant de lui faire subir un nouveau travail de sape), est une spécialité de Rudolf Stingel. En 2013, il avait recouvert les intérieurs du Palazzo Grassi à Venise d’une moquette imitant des tapis ottomans anciens. Le revêtement engloutissait le hall d’entrée, retombait en cascade sur les escaliers et tapissait les murs des galeries supérieures. Sur ce fond polychrome, Stingel avait accroché des grisailles peintes à l’huile : combinaisons d’œuvres abstraites et dépouillées, agrandissements de figurines religieuses, portraits de lui et de son ami Franz West, reproductions à l’identique des photographies abîmées et tachées.
Instructions, Istruzioni […] constituait une riposte à la fétichisation de la “main de l’artiste”, posant la question du statut de l’œuvre d’art : pourquoi une peinture créée par Stingel lui-même aurait-elle davantage de valeur qu’une toile résultant d’un procédé rigoureusement identique, mais réalisée par quelqu’un d’autre?
Le tapis appartient depuis longtemps au répertoire “anti-peinture” de Stingel. En 2004, il avait déjà équipé l’immense Vanderbilt Hall de la gare Grand Central Terminal de New York d’un douillet tapis à imprimé floral spécialement créé pour le lieu (Plan B). Il était certes permis de juger ridicule ce motif un peu tarte dans son cadre grandiose, mais on pourrait tout aussi bien soutenir qu’il bousculait l’arrogance princière du grand hall, imposant un contrepoint modeste et cosy à la pompe architecturale. En 1993, à la Biennale de Venise, Stingel avait déjà installé, sur un mur de 90 mètres de long, un épais tapis orange avec lequel les visiteurs étaient invités à jouer, laissant dans l’épaisseur du tissage leur empreinte. Il en résultait une “peinture” contingente, qui exploitait les qualités tridimensionnelles de la surface. Ce tapis orange est désormais installé à la Tate Modern de Londres, où les visiteurs profitent de son caractère subversif dans un contexte où la règle habituelle est celle du “ne-pas-toucher”. Inutile de maîtriser l’art pour y prendre plaisir. L’implication se fait de manière instinctive : Stingel offre une surface obéissante qui nous ramène à un désir viscéral de manipuler la matière et d’y imprimer notre marque.
Cet acte de don de l’artiste à son public s’appuie sur la dynamique inaugurée par le livret Instructions, Istruzioni, Anleitung, Mode d’em- ploi, Instrucciones […], publié par Stingel en même temps que la première exposition de ses toiles de la série Instructions, chez Massimo de Carlo, à Milan, en 1989. Cette brochure de 24 pages livrait en six langues un mode d’emploi illustré permettant de réaliser, étape par étape, une authentique toile d’instruction painting de Rudolf Stingel. Le processus requis pour obtenir l’œuvre abstraite était très précis. Les multiples étapes incluaient l’apposition d’une première couche de peinture à l’huile, l’application de gaze, le retrait de l’excès de peinture avec une raclette, puis la pulvérisation d’une couche de peinture argentée. Instructions, Istruzioni […] constituait une riposte à la fétichisation de la “main de l’artiste”, posant la question du statut de l’œuvre d’art : pourquoi une peinture créée par Stingel lui-même aurait-elle davantage de valeur qu’une toile résultant d’un procédé rigoureusement identique, mais réalisée par quelqu’un d’autre?
Comme pour les silver rooms ou les tapis-peintures, Instructions, Istruzioni […] dynamitait avec panache le protocole. On voyait ainsi un artiste démolir son propre mythe, battre en brèche le concept même du génie artistique en “dévoilant” que la fabrique de l’art était une entreprise accessible à tous. Fait particulièrement révélateur, Stingel a continué de produire et de vendre ses toiles à applications de gaze pendant plus de trente ans après Instructions, Istruzioni […]. Les œuvres figuratives de Stingel sont des peintures de photographies (et j’entends par là des représentations d’une photographie en tant qu’objet matériel, et non des reproductions peintes de l’image pho- tographique). Au Palazzo Grassi, son portrait affichait aussi des taches de vin rouge, et les cercles blancs laissés sur l’image par une bouteille de bière ou une tasse à café. Dans le même ordre d’idées, une série plus récente, représentant des animaux, a été tirée d’un vieux calendrier allemand. Les couleurs éteintes des toiles proviennent de leur source photographique plutôt que de la vérité de la “nature”. Cette exploration de la pauvreté de l’image va dans le sens d’une volonté d’exposer au grand jour les processus de fabrication de l’art, en utilisant des matériaux à la fois humbles et décadents, et en venant croiser le fer avec la “pure sobriété” du modernisme. Parmi ses pre- mières “toiles”, il y avait ainsi cette série que l’artiste a réalisée en marchant dans du solvant puis sur du polystyrène, laissant derrière lui des empreintes, comme des traces de pas dans la neige.
En 2004, à Londres, dans son exposition de wallpaper paintings, Stingel présentait une série de toiles dorées de taille identique dont chacune portait un motif différent de papier peint ouvragé. En regardant de plus près, la répétition en apparence parfaite des motifs eux-mêmes s’avérait rompue par des “erreurs” introduites dans le processus manuel de la peinture. L’idée de matériaux pauvres ou au contraire luxueux (l’or ou le polystyrène) pose en soi la question du bon goût, et des associations qui s’attachent aux différents matériaux. Au Palazzo Grassi, l’espace pouvait évoquer l’intérieur d’une mosquée, ou bien le cabinet viennois de Sigmund Freud. Ainsi, le peintre iconoclaste réassigne à la galerie le rôle d’un lieu de culte ; instigateur d’œuvres d’art participatives, il scénarise sans hésiter son exposition comme l’ersatz du cabinet d’un psychanalyste.
Rudolf Stingel, jusqu’au 6 octobre, Fondation Beyeler, Bâle.