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Rick Owens au Palais Galliera : 5 obsessions du créateur subversif
Prince de l’underground, chantre d’une mode sombre et transgressive, Rick Owens est à l’affiche jusqu’au 4 janvier 2026 d’une grande exposition au Palais Galliera. Intitulée “Temple of Love”, celle-ci permet de mieux comprendre l’univers du créateur américain depuis le lancement de son label en 1994. Du cuir au brutalisme, Numéro revient sur 5 de ses obsessions, éclairées par les commentaires du commissaire de l’expostion Alexandre Samson.
Par Matthieu Jacquet.


Le glamour de l’entre-deux guerres
Californien de naissance, Rick Owens compte Hollywood parmi ses premières amours, passionné par l’âge d’or de ses fameux studios de production. Les fantasmagories du cinéma américain éblouissent le jeune homme, marqué par des figures comme l’actrice russe Alla Nazimova et ses rôles dans La dame aux camélias (1921) et Salomé (2023), et font naître chez lui une sensibilité particulière à l’imaginaire des Années folles jusqu’à la fin des années 30. Aujourd’hui encore, le créateur commence ses journées en diffusant sur sa télévision un film en noir et blanc de l’époque, qui incarne selon lui la quintessence du glamour.
La passion de l’Américain pour la mode de l’entre-deux guerres s’accentue lorsqu’il découvre deux des plus grandes couturières de cette période : Madeleine Vionnet et Madame Grès. Leur vision d’un corps féminin sculptural et longiligne, appuyé par une taille très haute et des robes se déroulant jusqu’au sol, inspire le jeune créateur. Comme Vionnet, Rick Owens commencera très tôt à jouer avec le drapé en travaillant le tissu coupé dans le biais. Comme Grès, il débutera comme couturier patronnier et explorera le plissé et les fronces en utilisant abondamment le matériau fétiche de son aînée : le jersey.
“Rick a mis au point une technique consistant à incruster du jersey à l’intérieur des bras de ses pièces pour les allonger au maximum, et faire en sorte que la manche les épousent complètent, ce qu’on ne peut faire avec une veste en cuir”, explique Alexandre Samson. Avec Madame Grès, le créateur américain partage également une palette chromatique : des couleurs neutres et peu saturées, évoluant entre des nuances de beiges, de gris et de bruns – “des couleurs plus stables, qui selon lui passent l’épreuve du temps”, ajoute le commissaire.

Le cuir usé, emblème du “glunge”
À la simple évocation du nom de Rick Owens, un matériau vient très vite en tête : le cuir. Des ceintures aux corsets, ce sont en effet les pièces en cuir qui forment les premiers essentiels de son label fondé en 1994, jusqu’aux vestes qui font sa réputation de Los Angeles à Paris. En 2001, Kate Moss pose d’ailleurs dans Vogue Paris vêtue de l’une d’entre elles, et ce photoshoot signé Corinne Day aurait conforté Anna Wintour dans l’idée de faire financer son premier défilé à New York par le Vogue américain.
Mais, en atteste ce modèle baptisé “Stooges”, le cuir qui intéresse Rick Owens est un cuir souple, froissé et vieilli, qui a déjà vécu, dont on peut apercevoir les nervures, les reliefs et les traces d’usure. “La conception artistique de Rick, c’est de travailler sur la patine du vêtement, corrobore Alexandre Samson. Le vêtement neuf l’intéresse moins qu’un vêtement qui a été porté, taché, décoloré.” Le cuir usé devient ainsi chez Rick Owens l’un des emblèmes du style qu’il qualifie lui-même de “glunge”, rencontre pour le moins insolite entre le “glamour” et le “grunge”.
Difficile de ne pas percevoir dans cette approche le goût du créateur pour Comme des Garçons et Martin Margiela, chantres de l’antifashion dont les créations jouant avec le non-fini et la seconde main ont contribué à remettre en question l’idée de “perfection” du vêtement. Comme le second, Rick Owens a d’ailleurs très tôt fait sien le principe du surcyclage, travaillant principalement à partir de deadstocks. En 2003, son talent et son goût marqué pour les peaux amèneront le Calfiornien à être nommé directeur artistique de la maison parisienne de fourrure Revillon Frères, où il officiera jusqu’à 2006. Une expérience qui lui permettra de manipuler des peaux très rares aux qualités exceptionnelles.

Le défilé comme performance artistique
Le 26 juin dernier, le parvis du Palais de Tokyo était le théâtre d’un événement surprenant lors du défilé Rick Owens printemps-été 2026. Après avoir arpenté la passerelle érigée au-dessus du bassin, puis traversé ce dernier les jambes dans l’eau, les mannequins ont initié une longue procession qui emmenait le public de l’autre côté de l’avenue du Président-Wilson, jusqu’à l’entrée du Palais Galliera où le créateur venait d’inaugurer son exposition “Temple of Love”. Sortant littéralement du cadre de la Fashion Week pour rejoindre celui du musée, Owens a prouvé une nouvelle fois son intérêt pour le défilé en tant que véritable performance, s’étendant bien au-delà du vêtement, et même de la mode.
“Les gens savent qu’en allant à mes shows, ils vont assister à quelque chose de fort, théâtral, une histoire émouvante mais qui évite le sentimentalisme”, confiait le designer au quotidien Libération il y a dix ans. Depuis ses premiers défilés à Paris au début des années 2000, l’Américain n’a pas hésité à utiliser l’espace qui lui était dédié dans les calendriers très remplis des semaines de la mode pour organiser des spectacles mémorables, le plus souvent dans les espaces vastes et malléables du Palais de Tokyo.
On retiendra, entre autres, une chorégraphie puissante de danseuses de step africaines-américaines vêtues de la collection printemps-été 2014, et le défilé acrobatique de la collection printemps-été 2016, où des mannequins portaient sur elles le corps d’une autre à l’envers, comme un accessoire. Plus discrètement, les défilés du créateur comportent souvent des choix scénographiques qui traduisent son goût pour la structure, les matériaux industriels et l’architecture.

Le brutalisme
“Sur la table de chevet de Rick Owens, on trouve le livre Bunker Archéologie de Paul Virilio, un recueil des blockhaus de la côte Atlantique de France”, nous souffle Alexandre Samson. Cet intérêt du créateur pour ces édifices militaires en béton armé qui ont proliféré lors des deux guerres mondiales a tout à voir avec son obsession plus globale pour un style architectural et une esthétique qui ont marqué les années 50 à 70 : le brutalisme. Grand admirateur de Marcel Breuer et Le Corbusier, Rick Owens partage leur goût pour les volumes massifs, la symétrie, la géométrie et la répétition des formes, l’absence d’ornementation et le matériau industriel laissé à l’état brut – particulièrement le béton et son gris caractéristique.
Si le Californien a trouvé des manières d’adapter ces critères stylistiques à ses vêtements et accessoires, de la faible présence de motifs à leur monochromie en passant par leurs découpes géométriques, son goût pour le brutalisme se manifeste d’autant plus dans les pièces de sa ligne de mobilier, qu’il commence à développer dans les années 2000.
Dès sa première création, le lit qu’il imagine spécifiquement pour sa compagne Michèle Lamy et lui-même, la signature du designer Rick Owens commence à s’écrire. Exposé à la fin de l’exposition à Galliera, l’objet se distingue par son sommier d’un seul bloc, au design épuré mais à la structure imposante, couvert d’une laine marron, par sa surélévation et par sa tête de lit très haute creusée pour former un U.
Par la suite, les meubles – bancs, tabourets, tables… — haut de gamme imaginés par le créateur se rejoignent par leurs lignes franches, leurs formes rectangulaires et trapézoïdes et la prévalence de leur matériau et de leur texture, qu’il s’agisse du marbre, du béton ou de l’albâtre, ou de son revêtement en fourrure ou en mousse. Présents depuis près de vingt ans dans les boutiques Rick Owens à travers le monde, les créations design de l’Américain sont régulièrement montrées par la galerie Philia et la Carpenters Workshop Gallery, qui le représentent.

Le sacré et le profane
Il n’est pas un hasard si l’exposition de Rick Owens s’intitule “Temple of Love”. De l’élévation des mannequins sur des socles, qui leur donne l’apparence des statues hiératiques des temples antiques, aux nombreuses références au vestiaire religieux énumérées par le créateur dans ses pièces, des capuches aux capes d’apparence monacale, l’ensemble témoigne de la fascination de longue date du créateur pour l’univers du sacré.
Scolarisé dans une école catholique stricte dès son plus jeune âge, le jeune Rick découvre aussi bien la Bible et les images saintes que les religieuses dont il admire l’allure. L’idée d’un vêtement uniforme porté collectivement pour refléter une communauté de pensée resurgira dans ses collections, comme dans la printemps-été 2025, où les mannequins réunis en plusieurs “familles” s’apparentent à des prêtres et prêtresses tous de blancs vêtus. Ses collections présentées à Venise pendant la pandémie de Covid portent quant à elles l’ombre des récits bibliques post-apocalyptiques, symptômes d’un monde traversé par l’angoisse de la mort. Par ses longs cheveux et son torse musclé souvent dénudé, le physique de sa muse Tyrone Dylan semble également faire référence aux nombreuses représentations du Christ qui ont marqué le créateur dans sa jeunesse – notamment par le désir qu’elles éveillaient chez lui.
Si le créateur fréquente encore régulièrement des lieux sacrés, des temples égyptiens à la basilique néogothique près de chez lui à Paris, il est tout aussi célèbre pour sa célébration assumée du monde du profane et de la décadence, dont atteste une des salles de l’exposition. Cockring en paupières de chèvre, slips en cuir, images BDSM, ou encore vidéos du créateur pratiquant l’urophilie sont ainsi réunis dans cette pièce aux airs de cabinet de curiosités.
Souvent accusé (à tort) d’être sataniste, Rick Owens n’a cessé de mettre au jour les tabous de notre monde en embrassant la part sombre mais aussi secrète de l’humanité, et en jouant avec les limites entre le désir et le dégoût pour montrer toute l’ambivalence de notre espèce. “On ne pouvait pas terminer l’exposition sans parler de subversion, de provocation par la sexualité, de corps différents, de corps difformes. Cela fait partie intégrante de son histoire”, conclut Alexandre Samson. Au centre de la salle trône d’ailleurs un mannequin-fontaine en cire à l’effigie du créateur en train d’uriner sur un bassin-miroir dans lequel se reflète son image, comme l’ultime provocation d’un maître de la transgression.
“Rick Owens. Temple of love”, jusqu’au 4 janvier 2026 au Palais Galliera, Paris 16e.