Rencontre avec Wu Tsang : “En tant qu’artiste, rien de ce que je fais n’est individuel”
Le 21 octobre dernier, l’artiste américaine Wu Tsang inaugurait à la fondation Lafayette Anticipations sa première exposition personnelle en France. Une proposition immersive et radicale prenant pour point d’ancrage un film d’une demi-heure, utilisant la danse et la poésie pour défendre la puissance émancipatrice du collectif. Contrainte depuis novembre à la fermeture par les restrictions sanitaires, l’exposition peut finalement, dès ce mercredi 31 mars, se découvrir virtuellement grâce à des visites guidées par des médiateurs sur réservation. Pour l’occasion, l’artiste livre son regard détaillé sur ce projet…
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Certaines expositions se ressentent comme des pièces de théâtre dont les artistes, habiles metteurs en scène, tirent les ficelles spatiales et narratives. Fin octobre dernier, alors que les salles de spectacle gardaient portes closes, c’est ce qu’a fait l’Américaine Wu Tsang à la fondation Lafayette Anticipations, à Paris, qui accueillait sa première exposition personnelle en France. Dans une vidéo projetée sur le grand écran d’une première salle feutrée, comme pour frapper les trois coups ce spectacle, deux hommes soufflent dans des instruments a cuivre muets sur un escalier pyramidal. Les paroles d’un poème puissant se font entendre alors que des personnages apparaissent dans ce décor épuré bercé d’une lueur bleutée, dansent dans la boue, se traînent par terre, se jettent sur des pommes dispersées sur le sol, libèrent leurs corps et tournent tels des spectres, éclairés par des faisceaux de lumière blanche au rythme du texte. Intitulé The show is over, ce film d’une demi-heure – et pièce centrale de l’exposition – traduit à la fois un intense sentiment de communauté nourri par les apports des uns aux autres et l’expression physique d’une mémoire délaissant l’individuel pour célébrer la force du collectif.
Autant de thématiques prolongées par les œuvres suivantes, sculptures aux airs de monuments funéraires renfermant la mémoire d’espaces et d’échanges révolus, et films où s’immiscent tantôt les visages de James Baldwin, Bette Davis et Lena Schwartz, tantôt des fragments d’êtres en mouvement. Partout, Wu Tsang y célèbre la puissance des langages et des corps pour façonner par leur union une pensée émancipatrice, affranchie des systèmes de domination et de pouvoir qui déterminent notre rapport au monde. Galvanisée par l’architecture signée Rem Koolhaas, l’artiste joue dans la fondation avec l’ouverture des espaces et relie ses œuvres par une étonnante porosité lumineuse et sonore, qui perturbe le rapport du visiteur au temps et à la narration. On monte et descend, on surplombe ou on s’asseoit, on entend et on voit, placé au centre de ce récit choral sans début ni fin. À la fois immersive radicale, la proposition de l’artiste s’est malheureusement trouvée à son tour victime des restrictions sanitaires, n’ayant pu accueillir du public que durant dix jours. Si sa réouverture se fait de moins en moins probable, Lafayette Anticipations propose dès ce mercredi 31 mars sur son site des visites virtuelles de l’exposition en petit comité, guidées par des médiateurs de son équipe. L’occasion pour Numéro de partager les mots de Wu Tsang sur ce travail, en parcourant pas à pas avec elle les différentes étapes de ce projet d’ampleur.
Numéro : De vos performances à vos vidéos en passant par la sculpture, le corps et l’expression corporelle sont toujours au cœur de votre pratique. Quelle expérience avez-vous avec la danse ?
Wu Tsang : En vérité, je n’ai pas de relation directe avec la danse : j’y suis venue à travers le film et la performance de façon très organique, sans jamais l’étudier en tant que telle ou m’y entraîner. Je pense que mes vidéos sont une manière de capturer l’expression corporelle et d’en transmettre l’expérience. Cependant deux de mes performeurs et collaborateurs récurrents, Boychild et Josh Johnson, utilisent la danse comme moyen d’expression principal : la première se produisait en drag dans des clubs lorsque je l’ai rencontrée, et le deuxième dansait pour William Forsythe – il est donc très entraîné. Pour autant, tous deux se livrent dans mes œuvres à l’improvisation, qui est particulièrement importante pour moi, bien qu’elle soit plus difficile à filmer qu’une chorégraphie travaillée au préalable.
“Ce que je crée n’est jamais fini et évolue sous l’impulsion de différents collaborateurs et de nouvelles idées.”
À la fondation Lafayette Anticipations, votre film The show is over est le noyau dur autour duquel toute l’exposition s’agrège. Il y a aussi un jeu avec son titre, qui nous indique que “le spectacle est terminé” alors que le parcours s’ouvre avec cette œuvre. Pourquoi avoir donné au film cette place centrale ?
Ce film était le grand projet sur lequel je travaillais juste avant de monter l’exposition. Initialement, celle-ci ne devait pas l’inclure mais comme elle a été reportée, nous avons choisi avec Rebecca Lamarche-Vadel [directrice de la fondation] et Anna Colin [commissaire de l’exposition] de le présenter et de réfléchir aux autres œuvres que nous pourrions exposer en relation avec lui. Cela m’a permis de tisser des liens entre mes projets plus anciens et mes plus récents. Il se base sur un poème du théoricien et critique afro-américain Fred Moten qui nous a invité à y répondre. Nous ne nous sommes concentrés que sur un petit extrait car ce texte est un travail infini, que Fred a entamé il y a des années et continue d’écrire. J’apprécie beaucoup cette approche, qui me fait penser à ma propre pratique : ce que nous créons tous les deux n’est jamais fini et évolue sous l’impulsion de différents collaborateurs et de nouvelles idées. Le film The show is over réunit ainsi nos diverses expérimentations et performances autour de ce texte.
“Terre” et “eau” sont deux mots récurrents dans le poème de Fred Moten : dans le film, vous les illustrez particulièrement par la boue sur laquelle dansent les performeurs. Quel sens donnez-vous à ces éléments dans le film ?
La boue est en effet l’une des métaphores principales du texte, c’est pourquoi elle est devenue un élément visuel et viscéral du film. La phrase “Le monde est fait de terres sèches, la terre est l’eau” évoque l’idée d’un monde construit en filigrane par la culture, l’humanité, mais aussi la configuration occidentale des nations et des territoires, notamment par la colonisation. Dans l’un de ses textes, l’écrivaine Toni Morrison dit que l’eau a une mémoire et se souvient toujours où elle va : elle prend l’exemple du moment où l’on a vidé le Mississippi pour construire des maisons et des fermes, et où le fleuve a continué à inonder la zone. Selon elle, “l’eau n’inonde pas, elle se souvient”, et la terre survit malgré les actions des êtres humains sur notre monde. Outre la boue, le fait de traîner les corps au sol est aussi devenu un arc très important de notre film. Il s’inspire d’un essai de James Baldwin, qui mentionne ce mouvement comme métaphore de quelque chose qui avance et génère, au fur et à mesure, de nouvelles idées.
“Ces dernières années, le sentiment de communauté s’est transposé dans les conversations et les projets de notre collectif.”
Vous avez organisé pendant des années une soirée baptisée “Wildness” dans un bar queer de Los Angeles, le Silver Platter, que vous avez également mise en scène dans un film du même nom en 2012. Comment votre expérience dans le monde de la nuit nourrit-elle votre pratique artistique ?
Elle ne l’influence pas autant qu’avant. Désormais, son impact est davantage esthétique et se retrouve davantage dans les décors de mes mises en scène. Dans mon film The show is over, beaucoup d’images et de jeux d’éclairage s’inspirent de l’univers nocturne et, bien que l’œuvre ne parle pas du club en tant que telle, ce monde semble s’y infiltrer à sa manière. L’idée majeure mise en avant par The show is over est qu’en tant qu’artistes du spectacle, de la performance, de la danse et du théâtre, nous faisons tous partie d’un même océan. Ainsi, peut-être que cette esthétique reflète la manière dont nous avons travaillé ensemble…
En effet, ce sentiment d’appartenance à une communauté est très présent dans votre démarche et vos œuvres. D’ailleurs, vous avez longtemps beaucoup organisé d’événements et d’initiatives pour les communautés transgenres et plus généralement les personnes LGBTQ+. Pensez-vous que cela se reflète dans votre processus créatif ?
Ces activités étaient très distinctes de ma pratique artistique. Quand j’habitais à Los Angeles, tout ce que je faisais se concentrait sur l’idée de communauté, le trans-activisme… Nous avons même créé légalement une clinique [Imprenta] au Silver Platter, qui permettait aux clients du bar de se faire dépister gratuitement pour le VIH. À l’époque, j’étais au début de ma vingtaine et ces actions communautaires me permettaient de me sentir utile pour celles et ceux qui m’entouraient. Mais ces dernières années, j’ai dû beaucoup voyager et mon rapport au public a changé : il est devenu moins ciblé qu’avant. Le sentiment de communauté s’est alors transposé dans les conversations et les projets de notre collectif. Même si nous ne travaillons pas toujours au même endroit, nous continuons à l’entretenir d’où que nous nous trouvions.
Le triangle de Penrose a aussi beaucoup inspiré le film : on le retrouve particulièrement dans les escaliers pyramidaux qui constituent son seul décor matériel, et dans une maquette que vous présentez à côté de l’écran. Mais juste après avoir visionné la vidéo, lorsque l’on monte les escaliers de la fondation Lafayette Anticipations pour découvrir la suite de l’exposition, on voit aussi dans ces espaces qui pourraient sembler anodins un écho à cette forme géométrique. Comment l’architecture du bâtiment imaginé par Rem Koolhaas a-t-elle croisé vos propres influences ?
L’architecture de ce lieu est unique et Rebecca m’a vraiment encouragée à jouer avec. Si l’on apprécie beaucoup ses plateformes modulables, elles ne sont finalement pas aussi attractives qu’on pourrait le croire car elles amènent un certain nombre d’obstacles. Par contre, ce qui est vraiment spécial dans le bâtiment est l’ouverture créée par ces plateformes, qui doivent toujours laisser passer l’air pour éviter les incendies. Aucun étage n’est donc complètement fermé, ce qui pour un artiste lance plusieurs défis si l’on souhaite isoler une vidéo ou une bande sonore. Nous avons décidé d’embrasser cette porosité : j’ai édité le film projeté au deuxième étage pour le synchroniser avec le son du premier, et créer chez le visiteur une véritable confusion sonore entre les deux étages. Par ailleurs, modifier l’éclairage des escaliers était quelque chose que nous souhaitions faire mais nous avons longuement hésité. Finalement, nous avons opté pour cette lumière jaune, très présente dans le premier film afin de le prolonger dans tout le bâtiment et opérer une forme de transition entre les œuvres.
Dans la dernière salle du parcours, votre film Sudden Rise est projeté sur des rideaux noirs. Pourquoi avoir choisi cette œuvre pour clore l’exposition ?
La décision est venue du film, qui était lui-même lié à une série de performances. La première fois que nous l’avons présenté, il était projeté sur un rideau de théâtre qui s’ouvrait ensuite devant le public et introduisait le spectacle. Le film évoque différentes perspectives sur la manière dont l’on souhaite exister et se représenter le monde, incarnées ensuite par les danseurs jusqu’à ce qu’ils tombent de la scène lors de cette présentation initiale. Ce projet est d’ailleurs la première performance théâtrale d’ampleur que nous ayons réalisée, et nous l’avons tournée pendant un an en tant que premier projet collectif. J’ai donc beaucoup apprécié l’idée de montrer ici seulement le film, et cette fois-ci à la fin de l’exposition afin de créer une boucle avec The show is over.
“En tant qu’artiste, rien de ce que je fais n’est individuel.”
Pour finir, quel sens donnez-vous au titre de votre exposition “Visionary company” ?
Cela vient d’une phrase du poème de Fred Moten. Elle évoque ces multiples relations qui traversent et nourrissent notre groupe : nous, artistes et autres, sommes tous des entités individuelles, mais l’objectif de notre collaboration est de créer une situation où ce sentiment d’individualité change. “Visionary company” (“troupe visionnaire”) est une manière pour moi de dire que tout ce que l’on voit dans cette exposition a été touché par de nombreuses mains et provient de ce processus collectif. Aussi difficile qu’il soit de célébrer la collaboration dans le milieu de l’art, là où l’histoire a toujours voulu mettre l’artiste unique au centre de la création, j’ai vraiment souhaité insister là-dessus. Car en tant qu’artiste, rien de ce que je fais n’est individuel.
L’exposition de Wu Tsang, “Visionary Company” se visite désormais en ligne avec un membre de l’équipe de Lafayette Anticipations, entre le 31 mars et le 28 avril. Réservation sur le site de la fondation.