Rencontre avec Vincent Noce, l’homme qui a débusqué l’un des plus gros scandales de l’histoire de l’art
Il y a six ans, le journaliste Vincent Noce commence à recueillir des informations sur des dizaines de copies de tableaux anciens, vendus et exposés comme des authentiques, et dont l’origine remonterait à un même marchand d’art italien du nom de Giuliano Ruffini. Après des années d’enquête, de nombreux témoignages et l’explosion d’une véritable affaire judiciaire, l’écrivain rassemble ce travail colossal dans un livre aux éditions Buchet/Chastel. Pour Numéro, il revient sur cette plongée palpitante dans un scandale exceptionnel.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Tout commence début 2016. À Aix-en-Provence, un hôtel particulier expose une partie de l’impressionnante collection du prince du Lichtenstein. Parmi les œuvres accrochées, on découvre un petit nu représentant une jeune femme à la longue chevelure rousse debout, tendant entre ses mains un voile au-dessus de ses parties intimes : l’œuvre est signée Lucas Cranach L’Ancien, grand maître allemand de la Renaissance. Début mars pourtant, la toile intitulée Vénus au voile est saisie par la justice, suspectant un faux, et immédiatement retirée de l’exposition. Le scandale surprend tout le monde, mais pas Vincent Noce. Depuis un an et demi déjà, ce journaliste et critique d’art connu pour avoir déjà travaillé sur plusieurs affaires de faux, enquête sur une nouvelle activité suspecte. Des témoignages lui font identifier un nom : celui de Giuliano Ruffini, à l’origine de la vente de dizaines de tableaux dont l’authenticité sème le doute, on y retrouve ce fameux Cranach mais aussi un Brueghel, Frans Hals ou encore Orazio Gentileschi. Plus étonnant encore, tous ces tableaux sont passés entre les mains de célèbres maisons de vente, galeries mais aussi de grands musées du monde entier – bien que pour chaque œuvre, l’authenticité ait été à un moment interrogée par une ou plusieurs expertises. Pendant cinq ans, Vincent Noce a tracé l’historique ces tableaux en recueillant de nombreux témoignages, dont celui de Giuiliano Ruffini lui-même. Le 11 février dernier, le journaliste a publié aux éditions Buchet/Chastel un livre palpitant remontant le fil de sa propre enquête en attendant que le jugement ne soit prononcé. En relayant les voix de ses acteurs, parfois adversaires ou contradicteurs, l’auteur y laisse ainsi au lecteur le soin de tirer sa propre analyse sur une histoire “pour partie irrésolue, d’autant que tout avis d’autorité ou analyse de laboratoire peut être sujet à contestation”, précise-t-il. Pour Numéro, il commente son travail colossal sur une affaire exceptionnelle.
Numéro : Dans vos livres Descente aux enchères (2002, JC Lattès) et La collection égoïste (2005, idem), vous infiltriez déjà les coulisses du marché de l’art et ses combines frauduleuses à travers plusieurs affaires scabreuses. En quoi cette nouvelle enquête est-elle différente des précédentes ?
Vincent Noce : Par sa longueur et sa complexité, surtout. En 2015, avant même que la Justice ne se saisisse de l’affaire, deux collaborateurs de Giuliano Ruffini sont venus me voir, l’un après l’autre et sans se concerter, pour me dire tout le mal qu’ils pensaient de cet homme dont ils s’étaient depuis désolidarisés. Au fur et à mesure, j’ai découvert des dizaines de tableaux qu’il avait vendus, dont certains avaient été dénoncés, à tort ou à raison, comme des faux. Mais le premier travail d’un journaliste est d’éliminer les fausses informations et de se garder des préjugés. Ainsi, pour chaque oeuvre examinée, il fallait vérifier les analyses, les expertises et désaccords, ce qui pouvait à chaque fois demander des semaines voire des mois. Et encore, il reste des facteurs d’incertitude dont j’ai essayé de rendre honnêtement compte. Il fallait remonter les fils, trouver les mails, les factures, les analyses de laboratoire, recouper et confronter les dires de chaque protagoniste… Certains ont mis des années avant d’accepter de me parler…
“Le problème majeur ici, c’est la compartimentation du monde de l’art.”
À quel moment avez vous pris conscience que vous vous apprêtiez à enquêter sur l’un des plus gros scandales de l’histoire de l’art ?
Assez vite, j’ai compris que Giuliano Ruffini avait vendu des tableaux et des dessins sur plusieurs décennies et j’ai eu un aperçu du nombre considérable d’œuvres passées entre ses mains. Un de ses anciens intermédiaires m’a assuré qu’il pouvait à une certaine période lui proposer un tableau par mois, ce qui donne une idée de la quantité ! J’ai été aussi très surpris de tomber sur les maisons de vente les plus renommées, des galeries prestigieuses de Londres mais aussi certains des plus grands musées du monde… A ce moment-là, je commençais à deviner l’ampleur du scandale. Il y a peu, un nouveau tableau a été saisi au musée Jacquemart-André. D’autres vont réapparaître…
Votre livre s’ouvre sur le cas d’un tableau dit signé du Cranach, grand peintre allemand de la Renaissance. Quelques mois avant d’être achetée 7 millions d’euros par le prince du Lichtenstein en 2013, l’œuvre avait été rejetée par la maison Christie’s qui avait émis de nombreux doutes à son sujet. Comment est-ce possible que cette expertise ne soit pas parvenue aux futurs acquéreurs ?
Le problème majeur qui se rencontre ici, ou dans d’autres affaires similaires, c’est la compartimentation du monde de l’art. Les marchands ne se parlent pas forcément entre eux. Les conservateurs n’aiment pas trop parler aux marchands. Les historiens de l’art ou les scientifiques n’échangent pas leurs informations, dans la mesure où elles sont dérangeantes et sensibles. C’est particulièrement le cas dès lors qu’il y a le risque de procédure judiciaire. Pour des raisons juridiques, mais aussi culturelles, l’information ne circule pas. Le faux prospère sur le silence. Christie’s mais aussi Sotheby’s ont rejeté plusieurs tableaux venant de Ruffini, mais par nature ces diagnostics restent confidentiels. D’autre part, à partir d’une certaine période en tout cas, il avait beaucoup recours à des intermédiaires. Les marchands ne savaient donc pas qu’ils avaient affaire à lui, ce qui leur aurait donné des raisons de se méfier. Dans la mesure de mes moyens, j’ai choisi de partager les informations techniques auxquelles j’avais accès sur les œuvres avec les spécialistes et les scientifiques qui étudiaient d’autres oeuvres. Il serait intéressant un jour de savoir s’il serait possible d’établir des caractéristiques communes de toutes les peintures concernées.
L’affaire éclate publiquement en mars 2016 à Aix-en-Provence, lorsque le tableau supposé du Cranach est saisi par la justice et retiré de l’hôtel Caumont où il est exposé. À ce moment-là, où en êtes-vous dans l’enquête ?
À l’époque, cela fait plusieurs mois que j’enquête et je n’ai encore rien publié. Comme la saisie est répercutée dans les journaux, il me faut bien publier mes premiers articles, en laissant entendre qu’il y a bien plus derrière cette opération qu’une seule peinture. Cela a joué un rôle d’accélérateur. J’ai notamment contacté Sotheby’s pour les interroger sur plusieurs tableaux passés dans ses ventes, dont je savais qu’ils provenaient du même homme. La maison a notamment rapatrié deux importants tableaux pour les faire analyser par un laboratoire de la Côte Est, qui dit avoir trouvé un pigment moderne sous la couche picturale. Ils ont été déclarés faux et Sotheby’s en a demandé le remboursement aux vendeurs, dans deux procès spectaculaires à New York et Londres. Il y a eu un effet de boule de neige.
“Dans les investigations journalistiques, il est toujours important de respecter la contradiction.”
Vous avez glané des témoignages des personnages clés de l’affaire. Si vous mentionnez quelques refus et demandes laissées sans suite, comment êtes vous parvenu à ce que les personnes interrogées s’expriment avec autant de confiance et de détails ?
Cela demande du temps. Tous savent, du moins je l’espère, qu’ils vont être correctement traités malgré des désaccords éventuels. Leur propos sera rapporté scrupuleusement et ceux mis en cause peuvent à tout le moins présenter leur défense. Ruffini n’a pas été traité autrement. Dans les investigations journalistiques, il est toujours important de respecter la contradiction, mais je sais bien que ces principes se trouvent en contradiction avec l’évolution des médias et des réseaux sociaux. On va de plus en plus vite, les journalistes sont de plus en plus pressés et leur travail devient forcément plus unilatéral. Il faut parfois retenir des informations des semaines ou même des mois pour pouvoir recueillir la réponse d’une personne mise en cause, obtenir le maximum de précisions et publier un compte-rendu équilibré. Mon ouvrage ne livre ainsi pas de conclusions abruptes. Il essaie de présenter tous les éléments de doute et d’incertitude… une sorte de jeu de pistes, dans lequel le lecteur peut très bien se forger son propre avis.
En regardant les œuvres, avez vous constaté vous-mêmes des éléments qui pourraient indiquer la copie ?
Ce n’est pas du tout évident à l’œil nu. Nous sommes tous pris par l’illusion de l’image. De plus, s’il était avéré que ces peintures étaient effectivement des copies, il faudrait avouer qu’elles sont fort bien faites. Mais l’avis diffère dès lors que vous avez accès à des analyses de laboratoire, dont j’essaie d’expliquer les mécanismes dans le livre. Je prends l’exemple des macrophotographies de comparaison. Dans le cas de la Vénus saisie en 2015, on peut voir que les cils et les sourcils sont tracés d’un coup de brosse, alors que Cranach peignait délicatement les cils un par un. Ces détails sont suffisamment parlants pour avoir convaincu des spécialistes réputés que la Vénus serait un faux. D’autre part, aucune des peintures vendues par Ruffini n’a d’historique au-delà de la période récente. Ce qui est extraordinaire dans le comportement du marché de l’art et des musées est qu’ils ont pu reconnaître des dizaines d’œuvres provenant du même homme, sans se soucier de leur provenance. Pour la Vénus au voile, le conservateur du prince de Liechtenstein et le marchand qui le lui a vendue me disent qu’elle provient d’une famille belge depuis le milieu du XIXe siècle. Le tableau a quand même coûté sept millions d’euros, et le prince est un immense collectionneur, mais personne n’avait fait la moindre recherche sur cette famille. Il m’a fallu quelques semaines pour démontrer que l’origine était complètement inventée. Le prince possédait donc depuis trois ans un chef d’oeuvre redécouvert d’un grand maître de la Renaissance dont il ignorait l’historique.
“Un peu comme les romans de gare, on peut trouver ces pastiches insipides. Ils ne convoquent pas d’imaginaire ni d’émotion.”
En citant à la fin du livre le Salvator Mundi de Léonard de Vinci, œuvre la plus chère de l’histoire à ce jour, vous formulez aussi une critique de l’envolée des prix et l’appât du gain qui motive évidemment de plus en plus les faussaires. Vous précisez aussi que la loi française contre le faux en art n’a pas été révisée depuis 1895. Comment peut-on mieux encadrer les ventes pour éviter les excès ?
Le problème c’est que les gouvernements s’en moquent, la Belgique sert de plaque tournante, la coopération européenne, on le voit avec éclat dans cette affaire, n’existe pas, les ministres de la Culture ou de la Justice ne font rien contre les faux qui infestent le marché de l’art, bien des magistrats s’en désintéressent. Le nombre d’affaires qui traînent des années à l’instruction est phénoménal, des faux sièges vendus à Versailles aux faux meubles Boulle en passant par les faux incunables de la photographie. Cela vient en partie du manque de moyens dramatique de la magistrature, qui doit avant tout traiter des meurtres, des viols, des trafics de drogue, d’armes ou d’êtres humains… Mais la résistance est aussi d’ordre culturel: beaucoup considèrent que l’art n’est pas essentiel, pour reprendre le terme utilisé en ce moment à propos de la fermeture des musées.
Comme vous le reconnaissez vous-même, les faux comportent parfois d’impressionnantes qualités plastiques et techniques capables de flouer jusqu’aux plus habiles experts. La reconnaissance des qualités des copistes ne serait-elle pas une solution pour contourner le problème ?
C’est déjà le cas, mais ils sont reconnus à leur juste mesure. Lino Frongia, l’artiste italien contre lequel la juge a lancé un mandat d’arrêt, est de longue date un copiste reconnu de peinture ancienne. Il a redécoré la voûte d’une église détruite dans un tremblement de terre, il a vendu deux copies de David très bien faites au couturier Gianni Versace. Mais c’est un peu comme les romans de gare, on peut trouver ces pastiches insipides. Ils ne convoquent pas d’imaginaire ni d’émotion. Au mieux, ce sont des prouesses techniques. Pour moi toutefois, s’il y avait un procès qui arrivait à son terme (rappelons que les intéressés plaident leur innocence) et que les tableaux litigieux étaient déclarés faux, comme semblent le présumer les expertises judiciaires, ils ne devraient pas être détruits. Outre que leur étude pourrait servir à des analyses comparatives, y compris avec d’autres œuvres qui réapparaitraient, ils deviendraient dans ce cas des documents d’histoire.