Rencontre avec Peter Doig, l’immense peintre qui a collaboré avec Kim Jones
Immense peintre à la renommée internationale, le Britannique a été invité par le directeur artistique Kim Jones à collaborer à sa dernière collection homme automne-hiver pour Dior. Un voyage puissant au cœur de ses toiles oniriques et de son approche virtuose de la couleur, que l’artiste évoque ici avec Numéro art.
Photos par Thomas Hauser.
Interview par Thibaut Wychowanok.
Lorsque Peter Doig fait irruption sur la scène artistique londonienne, à l’orée des années 90, le monde de l’art est en ébullition. Les Young British Artists menés par Damien Hirst, Sarah Lucas ou encore Tracey Emin ont renversé la table à coups d’œuvres provocantes et conceptuelles. Peter Doig apparaît alors comme un véritable ovni avec sa peinture figurative dont les références assumées vont d’Edvard Munch à Paul Gauguin. Le Britannique n’en connaît pas moins une reconnaissance internationale. Ses toiles de grand format fascinent par leur capacité à évoquer des paysages oniriques, élégiaques, nostalgiques et mélancoliques. Les silhouettes s’y perdent, comme mises face à leur propre solitude. Surtout, Peter Doig impressionne par le traitement virtuose des couleurs, jouées en contraste ou en infinis dégradés, et par son incroyable inventivité picturale, s’inspirant aussi bien de l’histoire de l’art que de la culture pop et de ses propres photographies. Des images du film Vendredi 13 sont ainsi à l’origine de deux de ses tableaux les plus connus : Echo Lake et Swamped.
Dans les décennies qui suivent, Peter Doig défraie la chronique en s’imposant comme l’un des artistes vivants les plus chers au monde. En 2007, son célèbre White Canoe se vend 11,3 millions de dollars chez Sotheby’s. Dix ans plus tard, nouveau record chez Phillips à New York avec Rosedale (1991) adjugé à 28,81 millions de dollars. Plus récemment, la puissance chatoyante de sa peinture a aussi séduit Kim Jones. Le directeur artistique des collections homme de Dior, amateur d’art bien connu, n’en est pas à sa première collaboration avec un artiste contemporain. Mais ce dialogue avec Peter Doig pour la collection automne-hiver 2021-2022 se distingue nettement. Des chapeaux aux vêtements, de la reproduction de détails de ses œuvres au travail chromatique des matières, ce travail en commun a obligé l’artiste à se retourner sur sa propre production, suscitant une réflexion sur la place tenue par le vêtement dans sa peinture et, évidemment, sur la pertinence de transposer des œuvres sur une collection de mode.
Numéro art : Pourquoi avoir accepté l’invitation de Kim Jones ? En quoi travailler sur une collection de mode a-t-il piqué votre curiosité ?
Peter Doig : Pour être honnête, j’étais très hésitant au départ. Je ne suis pas sûr que ces collaborations entre la mode et l’art soient toujours intéressantes, surtout s’il n’est question que d’appliquer une image sur une chemise, ou de vendre un sweat hors de prix. Je ne voulais pas me contenter d’apposer un logo Dior ou de décliner des tee-shirts à partir de mes peintures. Je voulais engager une réflexion sur les couleurs, leur association, et partir, par exemple, du détail d’une peinture pour engager un dialogue avec le vêtement. Mais mes doutes se sont envolés dès que K im Jones m’a présenté une idée. Il avait sélectionné une silhouette au sein de Gasthof, une de mes peintures. L’un des personnages y porte un costume militaire du XVIIIe siècle, inspiré en réalité d’un costume de ballet. Kim avait commencé à jouer autour de cette silhouette à travers différents vêtements très théâtraux. Ce fut mon point d’entrée. Je me suis replongé dans les inspirations qui furent à l’origine de ce tableau, puis j’ai recherché d’autres vêtements que j’avais pu peindre au cours de ma carrière. Je ne les avais jamais pensés selon des critères propres à la mode. Ils intégraient avant tout la toile en tant qu’éléments visuels participant à sa construction. Je me suis alors penché sur tous les détails de ces vêtements peints : un chapeau, un motif…
Quel rôle joue le vêtement dans vos peintures ? Le concevez-vous comme un pur élément visuel ou est-ce aussi un moyen de représenter l’origine sociale du personnage ou son attitude ?
Le vêtement a un rôle fondamental dans un tableau. Si vous prenez une toile de Manet, le langage corporel et le costume porté par le personnage représenté travaillent à la rendre convaincante. Sans cela, une peinture échoue. J’expliquais un jour à l’un de mes étudiants – bon peintre, mais qui ne prêtait pas assez d’attention aux détails –, qu’il lui fallait donner plus d’informations. Que porte ton personnage ? Quel style de chaussures? Voilà le genre d’éléments qui le rendent crédible et vivant sur la toile. Le personnage doit avoir de la substance, sinon il ne reste qu’une pure création dans l’esprit du peintre…
Quels types de personnages vous intéressent? On sait à quel point la pop culture et ses figures ont pu vous influencer…
Je prends de très nombreuses photographies. Et même si je ne suis pas très organisé, j’arrive à mettre de côté des portraits de personnes qui m’intéressent. Dans mes peintures les plus récentes – dont l’une a été utilisée pour un sweat à motif camouflage – les personnages proviennent de sources différentes : deux d’entre eux ont été photographiés à New York, un autre provient d’un film que j’avais fait sur l’île de Trinité… Tout tenait dans leur expression. Leur réunion sur la toile devait créer un récit, et il me fallait le bon visage pour cela. Pour celui du milieu, par exemple, l’attitude n’était pas la bonne, et j’ai finalement dû changer sa tête en m’inspirant d’une de mes photographies bien plus anciennes.
À votre sujet, peut-on parler d’un art du “sampling” ?
Je pense qu’il s’agit, en fait, d’une manière assez classique de travailler pour les artistes de ma génération. Vous pourriez sans doute dire la même chose de Kim Jones. Pour être juste, on peut avouer que les artistes faisaient du sampling avant même que le mot ne soit inventé. L’exposition “Copier Créer” du Louvre, en 1993, m’avait particulièrement marqué. Elle était tout entière articulée autour de l’idée que le musée avait été utilisé par les artistes pour copier des œuvres. Matisse copiait Géricault, etc. C’était fascinant. La différence avec aujourd’hui, c’est qu’actuellement les emprunts et les samples sont beaucoup plus assumés.
Lorsque vous avez commencé à étudier la peinture, la figuration n’était pas en vogue. Pourquoi avait-elle du sens pour vous ?
La peinture rend visible ce que l’on ne peut voir. Cela peut paraître prétentieux, mais c’est la vérité. Si vous fermez les yeux et que vous pensez à un homme sur une plage par exemple, vous voyez quelque chose à travers les yeux de votre esprit. Et c’est cette vision que personne d’autre ne peut voir qui m’intéresse. Je n’essaie pas de peindre des rêves ou des images précises, même si je peux m’en inspirer. Ce qui me passionne, ce sont les images qui viennent de notre esprit. Je veux les rendre visibles, réelles. Avec un téléphone, vous pouvez capturer ce que vous voyez en un clic. Mais comment le faire pour ce que vous avez dans la tête, si ce n’est par la peinture ? Ces images mentales sont passionnantes car elles se créent par couches successives sur un temps long. Des images s’accumulent sur des images, des couleurs sur des couleurs. J’ai également toujours été intéressé par ce que permet la peinture en termes techniques, par son aspect matériel. Ce qui a changé entre Matisse et moi, c’est qu’il y a eu l’expressionnisme abstrait, le minimalisme et tant d’autres mouvements qui ont apporté de nouvelles références, de nouvelles techniques, et ont donc permis de nouvelles possibilités en peinture.
Grâce à la collaboration avec Dior, vous vous êtes replongé dans votre travail passé. Quelles évolutions distinguez-vous?
La peinture figurative est devenue la forme artistique dominante. Et je ne sais pas si c’est une bonne chose. La plupart des peintures que vous voyez dans les galeries sont assez banales. Il y a trente ans, la peinture figurative était subversive. Je voulais challenger la norme. C’est pour ça que j’ai décidé de peindre des toiles de très grands formats, romantiques et nostalgiques. L’échelle de mes peintures était une manière de défier tout ce que j’avais vu. Et c’est finalement une galerie spécialisée dans l’art minimal qui m’a offert ma première exposition. Plusieurs de ses artistes l’ont quittée à cause de moi !
Considérez-vous les pièces réalisées avec Kim Jones comme des œuvres?
L’une des choses auxquelles j’ai réfléchi en rencontrant Kim Jones et en parlant avec Stephen Jones, qui a créé de sublimes chapeaux pour la collection, c’est que même si nous avons tous des âges différents, nous aurions tous pu nous retrouver, plus jeunes, dans la même pièce au même moment. Quand nous avons commencé nos études, nous étions tous les trois intéressés par l’art en général. Nous avons tous commencé avec les mêmes bases et les mêmes envies. Nous dessinions tous. Nous avons tous débuté comme de jeunes artistes. Et à mon époque, beaucoup de choses très innovantes sortaient des départements mode.